Survivre à soi-même : la gestion invisible de l’ego dans les moments clés

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L’ego est une bête étrange. On le caricature souvent comme un monstre à abattre, un défaut de caractère qui ferait vaciller les plus solides. Mais chez les dirigeants, il joue un rôle bien plus complexe : à la fois carburant et bombe à retardement. Dans les moments charnières — négociations décisives, crises d’entreprise, transitions de pouvoir — il peut propulser vers l’audace… ou précipiter la chute. Comment, alors, apprivoiser cet ego sans l’étouffer, pour qu’il serve plutôt qu’il ne dévore ?

L’ego, ce moteur mal compris

En psychologie, l’ego n’est pas seulement vanité ou orgueil. C’est le centre de gravité de notre identité : la manière dont nous nous percevons et voulons être perçus. Pour un dirigeant, il est souvent façonné par des années de réussites, de batailles gagnées et de reconnaissance publique.

“L’ego est ce qui nous pousse à relever des défis que d’autres jugeraient impossibles”, explique Sylvie Arnaud, coach en leadership. “Sans un minimum d’ego, aucun chef d’entreprise n’oserait lever des millions d’euros ou tenter de transformer un secteur entier.”

Mais ce moteur peut se dérégler. Trop gonflé, il aveugle ; trop comprimé, il étouffe la confiance. La vraie difficulté consiste à maintenir la juste pression.

Quand l’ego propulse

Dans les phases de croissance ou d’innovation, un ego bien calibré agit comme un catalyseur. Il donne la force d’affronter le scepticisme ambiant, de maintenir le cap malgré les critiques.

L’histoire récente regorge d’exemples. Elon Musk, souvent critiqué pour ses déclarations intempestives, a bâti SpaceX et Tesla en défiant ouvertement les avis d’experts établis. Sans une conviction inébranlable de sa vision — ce que certains appellent arrogance — ces entreprises n’auraient probablement jamais vu le jour.

Même logique chez Anne Lauvergeon, ex-présidente d’Areva, qui revendiquait sa capacité à “tenir tête” aux interlocuteurs les plus puissants. “On m’a souvent reproché mon ego, mais c’est aussi lui qui m’a permis de défendre des projets stratégiques pour la France”, confiait-elle dans un entretien.

Dans ces cas, l’ego agit comme un bouclier contre la peur de l’échec et la pression sociale. Il permet d’oser là où d’autres reculent.

Quand l’ego détruit

Mais le même ressort peut se retourner contre celui qui s’y fie aveuglément. Les dirigeants qui confondent leur identité avec leur poste ou leurs réussites courent un risque majeur : celui de refuser toute remise en question.

Un exemple devenu classique dans les écoles de commerce est celui de la chute de Nokia. Dans les années 2000, l’entreprise finlandaise dominait le marché des téléphones portables. Mais sa direction, persuadée de sa supériorité technologique, a sous-estimé l’arrivée de l’iPhone et des smartphones Android. Le déni, alimenté par un ego collectif, a retardé l’adaptation — et ouvert la voie à une dégringolade spectaculaire.

Plus récemment, plusieurs start-up françaises très médiatisées ont implosé à cause de dirigeants incapables d’admettre leurs erreurs stratégiques. Dans chaque cas, le scénario est similaire : refus d’écouter les signaux faibles, concentration des décisions dans un cercle restreint, et isolement progressif vis-à-vis de la réalité.

“Quand un dirigeant commence à penser qu’il est la marque, il devient vulnérable”, analyse Philippe Morel, spécialiste de la gouvernance. “À ce stade, toute remise en cause de la stratégie est vécue comme une attaque personnelle.”

L’ego invisible : celui qu’on ne soupçonne pas

On imagine l’ego comme une présence bruyante, mais il sait aussi se cacher. Certains dirigeants se présentent comme modestes, voire effacés, mais leur ego agit en coulisses.

Il se manifeste par exemple dans le besoin de plaire à tout prix, quitte à éviter les décisions impopulaires. Ou dans la volonté d’être perçu comme un “sauveur” qui éteint les incendies, même si cela entretient une culture de dépendance.

Dans ces cas, l’ego ne s’exprime pas par de grands coups d’éclat mais par un contrôle discret de l’image et des interactions. Il n’en reste pas moins un facteur de biais décisionnels.

Apprivoiser son ego sans perdre son feu intérieur

Les dirigeants qui réussissent à “survivre à eux-mêmes” partagent un point commun : ils ne cherchent pas à supprimer leur ego, mais à le domestiquer.

Plusieurs pratiques reviennent régulièrement dans leurs témoignages :

  • Le miroir brutal : s’entourer de personnes capables de dire la vérité, même (surtout) lorsqu’elle dérange. Pas seulement des conseillers officiels, mais des voix diverses, issues de l’entreprise et de l’extérieur.
  • La dissociation rôle/personne : se rappeler que la fonction ne définit pas entièrement l’individu. Un échec professionnel ne remet pas en cause la valeur personnelle.
  • La respiration stratégique : prendre régulièrement du recul, par exemple via des retraites, du mentorat ou des échanges informels avec des pairs. Ce temps hors de l’action permet de relativiser les enjeux et de réduire l’identification excessive au rôle.
  • Le journal de décision : consigner les grandes décisions, les raisons qui les motivent et les doutes associés. Relire ces notes après quelques mois aide à repérer les moments où l’ego a pris le dessus — et à corriger le tir.
  • L’humour comme antidote : savoir rire de soi, même (et surtout) en période de tension, désamorce les dérives narcissiques et ramène l’équipe à une dynamique plus saine.

Moments clés : l’ego à l’épreuve

Certaines situations testent l’ego plus que d’autres.

  • La crise : quand l’entreprise est en difficulté, le réflexe peut être de resserrer le contrôle et d’écarter les avis divergents. Les dirigeants les plus résilients, eux, savent partager la responsabilité et reconnaître leurs limites.
  • La réussite soudaine : paradoxalement, un succès rapide peut gonfler l’ego au point d’affaiblir la vigilance. Les dirigeants expérimentés gardent en tête que les cycles se retournent vite.
  • La succession : passer le relais est l’un des plus grands défis pour l’ego. Accepter de ne plus être indispensable demande une vraie maturité émotionnelle.
  • La confrontation publique : face aux médias, aux actionnaires ou aux autorités, l’ego peut pousser à “sauver la face” plutôt qu’à dire la vérité. Les leaders respectés à long terme sont ceux qui privilégient la transparence, même quand elle coûte.

Le feu intérieur : ce qu’il ne faut pas éteindre

Certains craignent qu’en “maîtrisant” leur ego, ils perdent cette énergie combative qui les a portés au sommet. Mais dompter ne signifie pas neutraliser.

L’ego, dans sa forme saine, donne la conviction nécessaire pour défendre des idées impopulaires, négocier face à plus puissant, ou tenir le cap dans la tempête. L’objectif n’est pas de l’effacer, mais de le canaliser vers des objectifs qui dépassent la simple préservation de l’image personnelle.

Comme le résume Michel Serres dans Petite Poucette : “Ce n’est pas l’ego qui est mauvais, c’est son enfermement sur lui-même. Il devient noble lorsqu’il se met au service du commun.”

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