L’art de décider dans le brouillard : science et intuition face à l’incertitude extrême

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Parfois, la scène ressemble à un film catastrophe. Pas de fumée, pas de flammes, mais un sentiment dense et poisseux : celui de ne pas savoir. Les dirigeants de haut niveau le connaissent bien. Un marché qui s’effondre sans prévenir. Un concurrent qui dégaine une innovation imprévisible. Une crise sanitaire qui stoppe un secteur entier du jour au lendemain. Et soudain, il faut décider vite. Très vite. Avec à peine 40 % des informations nécessaires. C’est là que se joue une compétence rare (et parfois vitale) : l’art de décider dans le brouillard.

Décider avec 40 % d’informations : un chiffre qui n’a rien d’arbitraire

L’idée que l’on puisse trancher avec « moins de la moitié » des données en main choque les amateurs de certitude. Pourtant, dans le monde de l’entreprise, les études en sciences de la décision convergent : entre 30 et 50 % d’informations fiables suffisent à enclencher une décision robuste dans un environnement instable.

Le général Colin Powell, ancien chef d’état-major de l’armée américaine, avait même popularisé une règle empirique : « Si vous attendez d’avoir plus de 70 % des données, vous décidez trop tard. Si vous agissez avec moins de 40 %, vous jouez à la roulette. » Entre ces deux bornes, tout est affaire d’instinct et de rapidité.

Pourquoi ? Parce qu’attendre la certitude est un luxe dangereux. Dans un contexte mouvant, chaque jour passé à chercher « l’info manquante » est un jour où les conditions changent, où les opportunités disparaissent et où la concurrence prend de l’avance.

La science de la décision en environnement incertain

Les neurosciences et la psychologie cognitive expliquent en partie cette dynamique. Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, a montré que l’incertitude totale bloque l’action : le cerveau se fige, attendant des repères clairs. Mais il a aussi mis en lumière un paradoxe : trop d’informations peut réduire la qualité des décisions.

En théorie, plus on a de données, plus la décision devrait être rationnelle. En pratique, l’abondance d’informations crée de la surcharge cognitive : le décideur se perd dans des détails, dilue son attention et finit par repousser l’échéance.

Une étude menée par l’Université de Stanford a même montré que des traders expérimentés prenaient de meilleures décisions avec un flux d’informations réduit que lorsqu’ils avaient accès à tous les indicateurs possibles. Pourquoi ? Parce que leur esprit restait concentré sur les signaux forts plutôt que noyé par le bruit.

L’intuition : un raccourci qui n’est pas magique

Quand les chiffres manquent, il reste l’instinct. Mais attention : en contexte professionnel, l’intuition n’est pas un « sixième sens » mystique. Les chercheurs la définissent comme une reconnaissance rapide de schémas déjà rencontrés, souvent inconsciente.

Gary Klein, psychologue spécialisé dans les décisions en temps de crise, a observé que les pompiers expérimentés prenaient souvent les bonnes décisions « sans réfléchir » parce que leur cerveau reconnaissait des situations familières. Chez un dirigeant, cette intuition se construit sur des années d’expérience, d’échecs et de succès.

Dans le brouillard, cette mémoire implicite sert de boussole. Elle permet de dire : « Je ne sais pas tout, mais j’ai déjà senti ce vent-là, et je sais dans quelle direction marcher. »

Cependant, l’intuition a ses pièges : elle peut être biaisée par les émotions, les croyances personnelles ou l’excès de confiance. Les grands décideurs savent donc la croiser avec un minimum de données objectives, pour éviter de s’enfermer dans une bulle de certitudes erronées.

Étude de cas : Airbus face à un ciel turbulent

En 2020, alors que la pandémie clouait les avions au sol, Airbus a dû décider en quelques semaines s’il fallait maintenir ses lignes de production ou tout arrêter. Les prévisions des marchés étaient contradictoires, les chiffres des compagnies aériennes incomplets, et les gouvernements eux-mêmes naviguaient à vue.

Guillaume Faury, le PDG, a tranché : réduction temporaire des cadences, mais maintien de la R&D sur les modèles futurs. Un pari risqué à l’époque, mais qui a permis au groupe de rebondir plus vite que Boeing à la reprise.

“On n’avait pas 100 % des infos, mais on savait qu’arrêter totalement la machine nous coûterait plus cher que de la ralentir”, expliquait-il plus tard.

Cette décision illustre un principe clé : dans le brouillard, la pire option est souvent l’inaction.

Pourquoi trop d’infos peut nuire

L’idée qu’un excès d’informations dégrade la décision n’est pas intuitive… jusqu’à ce qu’on en fasse l’expérience.

Déjà parce qu’il peut y avoir une paralysie analytique. Plus de données signifie plus d’options à évaluer, et donc un risque accru de repousser la décision.

Ensuite, il peut y avoir un biais de confirmation. En cherchant toujours plus d’infos, on risque de ne retenir que celles qui confirment notre idée initiale.

Enfin, une perte de focus : noyé dans le détail, on perd de vue l’objectif stratégique.

Dans son livre The Paradox of Choice, le psychologue Barry Schwartz démontre que trop d’options ou de données ne rend pas plus heureux ni plus efficace : cela augmente l’anxiété et réduit la satisfaction après coup, car on se demande toujours si une meilleure décision n’était pas possible.

Chez les dirigeants, cette « anxiété post-décisionnelle » est un poison lent : elle fragilise la confiance en soi et incite à la prudence excessive lors des décisions suivantes.

Les techniques pour décider dans l’incertitude

Les leaders aguerris ne s’en remettent pas seulement à leur instinct ou à un coup de chance. Ils développent des méthodes de décision adaptées à l’incertitude. Parmi les plus efficaces :

1/ La règle des seuils : définir à l’avance un seuil d’informations (par ex. 40 %) à partir duquel la décision sera prise, quoi qu’il arrive.

2/ Les scénarios rapides : esquisser 3-4 scénarios plausibles en quelques heures, plutôt que de chercher le scénario “parfait”.

3/ La décision réversible : privilégier les choix qui peuvent être ajustés rapidement si la réalité change.

4/ Le binôme de décision : confronter son point de vue à un pair de confiance, pour limiter les biais personnels.

5/ Le “pré-mortem” : imaginer que la décision a échoué, et identifier rétrospectivement les raisons possibles — cela permet de débusquer les failles avant d’agir.

Les leaders comme « architectes de clarté »

Dans le brouillard, un dirigeant n’est pas seulement un preneur de décision : il est aussi celui qui crée un cap pour les autres.

Même lorsque les certitudes manquent, il doit offrir à son équipe un récit clair : voilà ce que nous savons, voilà ce que nous ignorons, voilà où nous allons. Cette capacité à articuler une vision malgré l’incertitude est souvent ce qui distingue les leaders inspirants des gestionnaires prudents.

Dans l’armée, on parle de l’intention du chef, exprimée simplement, qui guide l’action même si le plan détaillé doit changer en cours de route. Dans l’entreprise, ce principe permet aux équipes d’avancer de manière autonome lorsque les informations évoluent.

L’équilibre subtil : science et intuition

Décider dans le brouillard, c’est donc un art hybride : la science pour cadrer, l’intuition pour trancher.

La science sert à faire la collecte ciblée des données pertinentes, méthodes d’analyse rapide, identification des signaux faibles.

L’intuition est utile pour reconnaissance de schémas, anticipation basée sur l’expérience, lecture émotionnelle de la situation.

Les dirigeants qui maîtrisent cet équilibre savent qu’ils n’auront jamais toutes les réponses — et que ce n’est pas grave. Leur force réside dans leur capacité à avancer quand même, à ajuster en chemin et à assumer leurs choix.

Comme le résumait Steve Jobs : « Vous ne pouvez pas connecter les points en regardant vers l’avenir ; vous ne pouvez les connecter qu’en regardant en arrière. Alors il faut avoir confiance que les points finiront par se relier. »

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