Piloter par le risque plutôt que par l’objectif : changer d’angle pour mieux durer

A lire !

La performance ne se résume plus à l’atteinte d’indicateurs trimestriels. Pour un nombre croissant de dirigeants, l’enjeu n’est plus de courir après des objectifs toujours plus ambitieux, mais de prévenir les déséquilibres qui pourraient mettre en péril l’ensemble de leur organisation. Ce renversement d’approche, encore marginal il y a dix ans, s’impose aujourd’hui dans les cercles de décision les plus exposés à l’incertitude. Piloter par le risque n’implique pas d’abandonner les objectifs : cela revient à les subordonner à une lecture active des vulnérabilités du système.

Un cadre de décision plus robuste

Les plans d’action conçus autour d’objectifs chiffrés atteignent rapidement leurs limites lorsque le contexte devient imprévisible. Une stratégie de croissance annuelle perd en pertinence si elle ne prend pas en compte les risques de rupture de chaîne d’approvisionnement, de surchauffe énergétique ou d’instabilité réglementaire. La démarche inverse consiste à identifier les menaces prioritaires, à quantifier leur probabilité, et à organiser les ressources de l’entreprise pour les contenir. Ce cadre absorbe les chocs avec davantage de cohérence, tout en préservant la trajectoire globale.

Air Liquide a profondément ancré cette logique dans sa gouvernance industrielle. En hiérarchisant les risques géopolitiques avant même que les tensions ne dégénèrent en crise, l’entreprise a sécurisé plusieurs de ses sites stratégiques en Europe centrale. Cette orientation structurelle, éloignée de tout objectif commercial immédiat, garantit aujourd’hui la continuité d’activité sur des segments à forte valeur ajoutée.

Repenser la notion de performance

Une approche classique lie étroitement performance et progression vers une cible fixée. Ce modèle devient contre-productif dès qu’il incite à ignorer les signaux faibles ou à relativiser les alertes. À l’inverse, une entreprise qui pilote par le risque mise sur la solidité durable de ses équilibres. Elle installe des mécanismes d’alerte capables de déclencher des ajustements structurels avant que les défaillances ne deviennent visibles. L’attention se porte alors sur la capacité à maintenir une cohérence organisationnelle, indépendamment des résultats conjoncturels.

Michelin a opéré ce basculement discret dans ses sites de production. L’intégration de systèmes prédictifs basés sur l’intelligence artificielle rend possible la détection de ruptures critiques sans altérer le rythme des lignes. Le pilotage ne s’appuie plus sur des objectifs de volume, mais sur la prévention d’incidents susceptibles d’affaiblir durablement l’ensemble de l’appareil industriel.

Un levier d’innovation organisationnelle

Penser en fonction des risques récurrents conduit à repenser les processus, à redéfinir les responsabilités et à atténuer les dépendances invisibles. Cette approche produit une transformation bien plus structurante que la simple révision des objectifs. Elle éclaire les angles morts, facilite la coopération entre fonctions et fait émerger de nouveaux points de convergence stratégique.

Danone a restructuré son organisation autour d’une cartographie des risques issus de sa chaîne d’approvisionnement mondiale. L’enjeu n’était pas d’améliorer une performance commerciale immédiate, mais d’écarter le spectre d’un blocage logistique, comme celui vécu pendant la crise sanitaire. Le redéploiement ciblé des ressources vers les maillons exposés renforce désormais sa réactivité sans remettre en cause ses ambitions de développement.

Anticiper plutôt que corriger

Une fois formalisée, la culture du risque transforme la posture managériale. Elle engage les dirigeants à s’interroger en amont sur les points de fragilité plutôt que de concentrer l’énergie à justifier les écarts après coup. La dynamique n’est plus centrée sur les moyens d’atteindre une cible, mais sur l’identification des obstacles susceptibles d’en compromettre l’accès. Cette vigilance, ancrée au quotidien, alimente les choix stratégiques à tous les niveaux hiérarchiques.

Chez Dassault Systèmes, cette discipline d’anticipation a conduit à un repositionnement sectoriel avant que les premières alertes conjoncturelles ne prennent de l’ampleur. Le recentrage des investissements vers les sciences de la vie repose sur une lecture rigoureuse des tendances industrielles, mais surtout sur l’identification préalable des risques liés à la dépendance à quelques marchés cycliques.

Une dynamique RH centrée sur la résilience

Piloter par le risque engage une transformation en profondeur des pratiques de gestion des compétences. L’analyse ne se limite plus à mesurer l’attractivité ou à contenir le turnover, mais à détecter les fragilités susceptibles de compromettre l’exploitation à moyen terme. Il s’agit alors de construire un vivier résilient, à la fois diversifié et évolutif, capable de soutenir des cycles d’activité plus volatils.

EDF adopte cette logique sur ses fonctions techniques les plus sensibles. L’entreprise réinvestit dans la formation interne et revalorise les parcours industriels, non pour atteindre un quota de recrutements, mais pour éviter une pénurie critique sur des postes liés au nucléaire. En agissant en amont, elle renforce la solidité de son organisation face à un contexte de rareté croissante des profils qualifiés.

Hiérarchiser les arbitrages autrement

Les modèles axés sur les objectifs poussent parfois à sacrifier des variables stratégiques dès lors qu’elles ne génèrent pas un retour immédiat. À l’inverse, une approche fondée sur les risques privilégie la préservation des fondations de long terme. Elle invite à arbitrer non selon l’urgence de rendement, mais selon la cohérence structurelle de l’ensemble.

Hermès illustre cette posture à travers son modèle de production. Le choix de ne pas accélérer la cadence malgré une demande soutenue ne répond ni à une logique de pénurie organisée ni à une stratégie marketing artificielle. Ce principe de modération protège la marque contre un affaiblissement de son image et contre un emballement de ses approvisionnements. La fidélité à une logique artisanale constitue, à elle seule, un rempart contre les dérives de gestion court-termistes.

Plus d'articles

Derniers articles