Il a lancé sa boîte sur un coup de tête, persuadé qu’il avait eu « l’idée du siècle ». Elle a refusé une levée de fonds par principe, convaincue que ses intuitions suffiraient. Eux ont continué à miser sur un produit qui ne décollait pas, aveuglés par leur foi initiale. Dans chacun de ces cas, le scénario est le même : des décisions stratégiques biaisées, non pas par incompétence, mais par la manière même dont notre cerveau fonctionne.
Des décisions biaisées
Dans l’univers entrepreneurial, on célèbre souvent l’intuition, la vision, l’audace. Mais on oublie que ces qualités sont aussi les portes d’entrée royales aux biais cognitifs, ces raccourcis mentaux qui faussent notre perception du réel. Ceci, parfois au prix d’erreurs coûteuses.
Alors, faut-il les combattre ? Ou faut-il, au contraire, apprendre à les reconnaître, à les apprivoiser, voire à les exploiter ?
L’entrepreneuriat, un terrain fertile pour les biais cognitifs
Depuis les travaux pionniers de Daniel Kahneman et Amos Tversky sur la pensée rapide et intuitive (Thinking, Fast and Slow), les biais cognitifs sont devenus un champ d’étude incontournable dans la psychologie de la décision. Et dans l’univers entrepreneurial, ils trouvent un terrain d’expression privilégié.
Pourquoi ? Parce que l’entrepreneuriat est par essence un environnement incertain, instable, émotionnellement chargé, où les décisions doivent être rapides, souvent avec peu d’informations. Un cocktail parfait pour activer nos réflexes cognitifs… et nos erreurs de jugement.
Top 3 des biais cognitifs les plus fréquents chez les entrepreneurs
1. Le biais de surconfiance
C’est sans doute le plus célèbre — et le plus dangereux. Il pousse les entrepreneurs à surestimer leurs capacités, à croire qu’ils ont un avantage unique, même lorsque les données objectives disent le contraire.

Exemple typique : un fondateur qui refuse de faire une étude de marché parce qu’il est « sûr de son idée ». Ou qui pense que « les autres ont échoué parce qu’ils n’étaient pas lui ».

Selon une étude de l’université de Stanford (2023), 62 % des échecs de start-up en phase early stage sont liés à une évaluation trop optimiste du marché ou des ressources internes.
2. Le biais de confirmation
Il pousse à chercher, interpréter et retenir uniquement les informations qui valident une opinion déjà formée. Tout ce qui contredit est minimisé, ignoré ou disqualifié.

Exemple : une entrepreneuse convaincue que son modèle est le bon et qui n’écoute que les retours positifs, en négligeant les signaux faibles de désintérêt client.

Une publication de Harvard Business Review (2022) montre que les dirigeants biaisés par la confirmation prennent des décisions 40 % moins efficaces en matière de pivot stratégique.
3. L’intuition déformée (ou biais de disponibilité)
L’intuition n’est pas un biais en soi, mais elle devient problématique quand elle repose sur des exemples marquants mais non représentatifs. C’est ce qu’on appelle le biais de disponibilité : ce que l’on a en tête est perçu comme plus fréquent ou plus probable.

Exemple : créer une app parce qu’on a vu une success story similaire dans les médias, sans analyser les vraies données du marché.

Le Global Entrepreneurship Monitor (rapport 2023) alerte sur la montée d’une “culture de l’exception” dans les choix des jeunes fondateurs, influencés par des récits de licornes peu représentatifs.
Biais cognitifs : erreurs ou mécanismes adaptatifs ?
Les biais cognitifs ont longtemps été vus comme des dysfonctionnements du cerveau rationnel. Mais des chercheurs adoptent aujourd’hui une lecture plus nuancée : ces biais sont parfois des raccourcis efficaces, surtout dans un environnement instable.
En réalité, le cerveau humain n’est pas conçu pour maximiser des décisions parfaites. Il est fait pour réagir vite avec peu d’information. Ce qui est une faiblesse dans certaines situations… mais un atout dans d’autres.
Peut-on vraiment corriger ces biais ?
Corriger un biais cognitif n’est pas simple. La prise de conscience ne suffit pas toujours. Même les spécialistes, formés à ces biais, y succombent régulièrement.
Ce qui marche (parfois) :
- La confrontation de points de vueTravailler en binôme ou en comité hétérogène permet de challenger les intuitions. Les dissonances peuvent révéler des angles morts.
- Les check-lists de décisionInspirées du monde médical ou aéronautique, ces grilles permettent de poser les décisions à froid, en listant les hypothèses, les alternatives, les impacts.
- Le recours à des tiers neutresMentors, coachs, consultants peuvent jouer un rôle de miroir critique, à condition d’avoir une réelle liberté de ton.
- L’expérimentation rapide (lean testing)Tester une hypothèse avant de l’adopter comme certitude est une manière pragmatique de court-circuiter les biais internes.
Ce qui ne marche pas (ou peu) :
- Le « je vais faire attention » : les biais sont inconscients. On ne peut pas les désactiver à volonté.
- Le recours exclusif aux données : les chiffres eux-mêmes sont souvent interprétés… à travers nos biais.
- La solitude décisionnelle : elle accentue les biais, surtout en période de stress ou d’urgence.
Exploiter plutôt que combattre : une autre voie ?
Et si la solution n’était pas d’éliminer les biais, mais d’en faire des alliés stratégiques ?
Certaines approches proposent de tirer parti des biais, à condition de les compenser intelligemment.
L’intuition stratégique
L’intuition n’est pas un hasard : elle repose souvent sur une accumulation d’expériences. Chez les entrepreneurs aguerris, elle peut être un outil redoutable — à condition de la valider par des tests.
Le biais de confirmation… utilisé à bon escient
Plutôt que de nier ce biais, certains entrepreneurs l’utilisent pour renforcer la cohésion autour d’un projet. En exposant leurs équipes à des réussites internes, ils génèrent de la motivation… tout en gardant un espace critique en dehors.
C’est ce que certaines start-up appellent le « positivity bubble » : créer une dynamique d’enthousiasme sans pour autant fermer les yeux sur les signaux d’alerte.
La scénarisation du pire (biais de pessimisme contrôlé)
À l’inverse, cultiver un biais volontairement pessimiste (ex. : “pré-mortem meetings”) permet d’anticiper les échecs potentiels avant qu’ils ne se produisent, en imaginant les pires scénarios.
Encadré – 5 biais à connaître absolument quand on dirige une entreprise
- Biais d’ancrage : s’attacher à la première info reçue, même si elle est erronée.
- Biais de statu quo : préférer l’inaction ou la continuité à la prise de risque.
- Biais d’aversion à la perte : surévaluer les pertes potentielles par rapport aux gains.
- Biais rétrospectif : croire, après coup, qu’on “le savait depuis le début”.
- Effet Dunning-Kruger : les moins compétents surestiment souvent leurs compétences.