En apparence, cela ressemble à une idée folle. Qui aurait envie de scier la branche sur laquelle il est assis ? Pourtant, les plus grands succès entrepreneuriaux ne viennent pas toujours de la préservation à tout prix d’un modèle qui fonctionne mais de la capacité à le remettre en question, parfois jusqu’à le détruire.
Saboter son propre business model, ce n’est pas jouer à l’apprenti sorcier. C’est au contraire un art subtil, celui d’anticiper ce que les autres finiront par faire si vous ne le faites pas vous-même. C’est oser se réinventer avant d’y être contraint. Et c’est peut-être l’une des compétences les plus précieuses qu’un dirigeant puisse cultiver dans un monde où l’obsolescence n’épargne personne.
Quand le succès devient un piège
Le succès rassure. Il conforte le dirigeant dans ses choix, il fidélise les clients, il attire les talents. Mais il installe aussi une forme de confort dangereux. À force de croire qu’un modèle solide le restera toujours, beaucoup d’entreprises se retrouvent piégées par leur propre inertie.
Kodak en est l’exemple le plus célèbre. Leader incontesté de la photographie argentique, l’entreprise avait pourtant inventé l’appareil photo numérique… mais a préféré l’enterrer pour protéger son modèle économique basé sur les pellicules. Résultat : d’autres se sont engouffrés dans la brèche, et Kodak s’est effondré. Blockbuster, autre géant déchu, avait l’opportunité de racheter Netflix pour une bouchée de pain. Ses dirigeants ont jugé que la vidéo à la demande ne représentait pas une menace sérieuse. Dix ans plus tard, le dernier magasin Blockbuster ferme ses portes tandis que Netflix domine la planète.
Ces histoires sont devenues des cas d’école. Elles rappellent que le danger ne vient pas toujours des concurrents mais de la difficulté à remettre en cause ce qui marche. Le succès crée un attachement émotionnel et financier à un modèle, au point de rendre le sabotage volontaire presque impensable.
Saboter pour survivre
Saboter son propre business model, c’est accepter de briser un équilibre avant que le marché ne le fasse. Cela demande du courage, car les chiffres, les clients, les équipes crient souvent le contraire : pourquoi toucher à ce qui fonctionne ? Pourtant, c’est précisément parce que cela fonctionne qu’il faut oser.
Apple l’a compris à plusieurs reprises. L’entreprise n’a pas hésité à cannibaliser son propre iPod en lançant l’iPhone, alors même que le baladeur représentait une part majeure de ses revenus. Elle a aussi abandonné le lecteur de disquettes, puis le lecteur de CD, bien avant que la majorité des utilisateurs ne soit prête. Chaque fois, elle a pris le risque de saboter son modèle existant pour en créer un nouveau, et chaque fois elle a renforcé sa position.
Amazon suit une logique similaire. Son cœur de métier initial, la vente de livres en ligne, aurait pu rester une niche prospère. Mais Jeff Bezos a préféré lancer la marketplace, puis le cloud avec AWS, deux innovations qui ont redéfini son modèle et assuré sa domination. L’art du sabotage volontaire est ici évident : détruire une source de revenus confortable pour en ouvrir une beaucoup plus vaste.
Le rôle du dirigeant : architecte du changement
Pour qu’un tel sabotage soit possible, il faut une vision. Le dirigeant doit accepter de jouer contre lui-même, de mettre en péril une partie de ses acquis pour assurer l’avenir. C’est une posture inconfortable mais essentielle : celle de l’architecte du changement plutôt que du gardien du temple.
La difficulté tient au fait que l’entreprise, par nature, tend à préserver ce qui marche. Les équipes opérationnelles optimisent, les financiers sécurisent, les commerciaux exploitent. Le rôle du dirigeant est d’introduire une part de désordre créatif, de poser les questions dérangeantes : et si notre produit devenait gratuit ? Et si demain un acteur extérieur proposait le même service dix fois moins cher ? Et si notre canal de distribution disparaissait ?
Ces interrogations ne sont pas des caprices intellectuels. Elles obligent à se projeter dans les scénarios que le marché pourrait imposer. Elles forcent à imaginer comment on réagirait si un concurrent imposait une rupture, et donc à envisager de l’imposer soi-même.
Les signaux faibles de la disruption
Savoir quand saboter son modèle n’est pas simple. Mais certains signaux faibles peuvent alerter. L’évolution rapide des usages, par exemple. Quand les consommateurs commencent à adopter massivement un nouveau comportement, il est souvent trop tard pour réagir. Les premiers signes de bascule doivent être pris au sérieux.
La technologie est un autre indicateur. Rarement neutre, elle bouleverse en profondeur les modèles existants. Ceux qui voient une innovation comme un gadget sont souvent ceux qui se réveillent trop tard. L’histoire est remplie de dirigeants qui ont sous-estimé l’importance d’Internet, du smartphone, de l’intelligence artificielle ou des réseaux sociaux.
Enfin, les marges trop confortables sont parfois le signe qu’un modèle est mûr pour la disruption. Si vos clients paient cher pour un service qui pourrait demain être automatisé ou simplifié, soyez sûr que quelqu’un, quelque part, est en train de travailler à cette simplification.
Sabotage organisé ou chaos contrôlé
Saboter son propre business model ne veut pas dire agir dans le désordre. C’est un processus qui peut être pensé, structuré, même ritualisé. Certaines entreprises créent des laboratoires internes, des filiales autonomes ou des incubateurs chargés d’expérimenter librement. Ces structures, détachées du cœur de métier, ont la mission explicite de remettre en question les acquis.
D’autres préfèrent une approche plus intégrée : encourager chaque équipe à imaginer ce qui pourrait rendre leur travail obsolète, et à travailler sur cette hypothèse. Dans les deux cas, l’idée est de transformer la peur en moteur d’innovation.
Il est frappant de constater que les entreprises qui pratiquent ce sabotage volontaire ne s’écroulent pas : elles se régénèrent. Elles laissent mourir une partie de leur modèle pour mieux renaître ailleurs. Comme une mue permanente, qui demande certes de l’énergie et du courage, mais qui permet de rester vivant.
L’épreuve de l’ego et du court terme
La principale barrière au sabotage, ce n’est pas la technologie ni le marché, c’est le dirigeant lui-même. Reconnaître que son modèle est voué à disparaître, c’est admettre que son génie d’hier ne suffira pas pour demain. Beaucoup refusent ce constat, prisonniers de leur ego ou de leur attachement émotionnel à une réussite passée.
À cela s’ajoute la pression du court terme. Les investisseurs, les actionnaires, parfois même les équipes, veulent des résultats immédiats. Un sabotage stratégique crée souvent une baisse temporaire des revenus, une perte de repères. Il faut une capacité de conviction et de leadership exceptionnelle pour traverser cette zone de turbulence.