Gérer des salariés multi-activités sans structuration formelle

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La multiplication des profils multi-activités dans les entreprises françaises ne s’accompagne pas toujours d’un encadrement adapté. De plus en plus de collaborateurs cumulent des responsabilités transversales sans que leur périmètre ni leur hiérarchisation ne soient formalisés. Cette flexibilité informelle, souvent pensée comme un gain de fluidité, produit des effets inverses si elle n’est pas organisée avec méthode.

Tolérer l’ambiguïté opérationnelle comme mode de gestion

Confier plusieurs missions à un même salarié peut apparaître comme un signe de confiance. Mais lorsque cette attribution repose uniquement sur la disponibilité perçue ou la compétence spontanée, elle installe une ambiguïté durable. Le salarié concerné oscille entre fonctions sans qu’aucune ligne hiérarchique ne clarifie les attendus. Cette zone grise crée une tension continue, difficile à verbaliser, mais perceptible dans les arbitrages quotidiens. Ce flou managérial entretient une forme de sur-engagement informel, rarement reconnu dans les bilans d’activité.

Danone, dans le cadre de ses transformations internes post-Covid, a progressivement réduit cette logique implicite. L’entreprise, active dans l’agroalimentaire, a formalisé des fiches missions différenciées pour les postes hybrides, avec une répartition temporelle visible par les équipes. Ce changement, instauré à la suite d’un audit de charge, n’a pas modifié le périmètre réel des responsabilités, mais a permis de rétablir des repères dans la répartition des efforts. L’effet de clarté produit sur les collectifs a contribué à apaiser des tensions jusque-là non exprimées.

Multiplier les missions sans outiller les arbitrages

L’effet de saturation ne tient pas à la quantité de tâches, mais à l’absence de critères pour les prioriser. Un salarié engagé sur plusieurs fronts ne peut pas inventer seul les principes d’arbitrage entre ses missions. Sans cadrage explicite, il dépend du contexte immédiat, du degré d’urgence perçu ou des attentes les plus visibles. Ce pilotage réactif engendre une forme de stress diffus, entretenu par l’oscillation permanente entre urgences concurrentes. La performance individuelle devient aléatoire, non par manque de compétence, mais par absence de boussole organisationnelle.

Monoprix, qui mobilise une forte polyvalence dans ses équipes de vente, a intégré cette question dans son management de proximité. Des grilles d’activités hiérarchisées ont été construites en lien avec les managers de rayon, afin d’outiller les salariés sur les priorités de chaque plage horaire. Cette mesure a permis de stabiliser les rythmes de travail et de réduire les conflits d’instruction entre responsables. L’initiative ne repose pas sur une organisation rigide, mais sur une structuration minimale permettant à chacun de comprendre où concentrer son énergie à chaque moment de la journée.

Déléguer sans formaliser : un risque d’invisibilisation

Le salarié polyvalent absorbe souvent des missions périphériques sans qu’elles soient reconnues comme telles. Il devient un tampon silencieux des dysfonctionnements organisationnels. Les activités réalisées hors cadre, faute d’identification claire, échappent aux processus de reconnaissance, de formation et d’évaluation. Cette invisibilisation progressive altère l’engagement, même chez les collaborateurs les plus investis. Le sentiment d’utilité persiste, mais se délite lorsqu’il n’est ni visible, ni valorisé, ni intégré dans les outils de gestion des ressources humaines.

Le problème ne tient pas à la polyvalence elle-même, mais à la manière dont elle est rendue observable et pilotable. Sans point de passage formel, il n’existe ni référentiel d’activité ni socle de dialogue professionnel. La parole managériale repose alors sur des perceptions fluctuantes, insuffisantes pour structurer une trajectoire professionnelle ou formuler un retour d’expérience. Ce vide alimente les frustrations silencieuses, souvent révélées trop tard, au moment d’un départ ou d’un accident de parcours.

Éviter l’accumulation silencieuse des rôles complémentaires

La montée en charge des profils multi-activités s’effectue rarement par décision explicite. Elle s’installe par glissements successifs, souvent à la faveur de départs non remplacés, de projets annexes ou de besoins ponctuels devenus structurels. Ce phénomène d’empilement non cadré transforme progressivement la fiche de poste sans que l’encadrement n’en prenne la mesure. Le salarié, confronté à une extension continue de son périmètre, peine à définir ce qui relève de sa mission principale et ce qui constitue un ajout conjoncturel.

Les directions RH disposent pourtant d’outils pour capter ces dérives. Des entretiens de repositionnement, des revues de charge ou des cartographies de rôles permettent de réintégrer les missions additionnelles dans un cadre contractuel clair. Ce travail de mise à plat n’a pas vocation à brider l’autonomie, mais à rétablir une correspondance entre l’engagement demandé et la reconnaissance accordée. C’est à cette condition que la polyvalence reste soutenable et qu’elle contribue réellement à la performance collective.

Identifier les points de friction avant qu’ils ne s’installent

L’organisation du travail sans structuration formelle repose souvent sur des ajustements locaux, portés par l’énergie de terrain. Ces micro-compromis internes fonctionnent tant que les volumes d’activité restent maîtrisables. Dès que la pression s’intensifie, les incohérences masquées par la bonne volonté des équipes remontent brutalement. Les surcharges deviennent visibles, les responsabilités s’enchevêtrent, et les signaux d’alerte se multiplient sans débouché clair.

Pour éviter cette bascule, quelques entreprises s’appuient sur des indicateurs non financiers : taux de chevauchement entre services, fréquence des demandes redondantes, dispersion des points de contact internes. Ces métriques, combinées à des retours de terrain formalisés, permettent de détecter en amont les zones de tension. Agir à ce stade, c’est permettre une régulation sans rupture, avant que les déséquilibres n’affectent la stabilité des équipes ou la fluidité des processus.

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