On pense souvent que le dirigeant stratégique est un esprit : visionnaire, cérébral, obsédé par les chiffres et les idées. Pourtant, derrière chaque décision stratégique, il y a un corps. Un corps qui dort trop ou pas assez, qui respire vite ou lentement, qui se nourrit sainement ou sur le pouce, qui s’avachit dans un fauteuil ou se tient droit face à ses collaborateurs.
Or ce corps, souvent négligé dans les récits économiques, influence directement la qualité des décisions. Il ne s’agit pas seulement de bien-être personnel, mais d’un véritable outil de gouvernance. Posture, alimentation, sommeil, micro-gestes : autant de variables qui, additionnées, pèsent sur la performance d’une entreprise.
La santé comme premier instrument de leadership
Longtemps, on a pensé que l’intelligence stratégique reposait sur les seules facultés cognitives. Mais les neurosciences et la physiologie rappellent une évidence : la pensée est incarnée. L’état du corps conditionne la clarté d’esprit.
Un dirigeant sous-alimenté ou fatigué prend des décisions plus impulsives, se laisse davantage emporter par les émotions négatives et tolère moins l’incertitude. À l’inverse, un dirigeant reposé, hydraté, attentif à son corps, se montre plus patient, plus créatif et plus apte à anticiper.
Or, prendre soin de son corps n’est pas une coquetterie, c’est une responsabilité stratégique.
La posture : un langage silencieux qui dirige l’entreprise
Le poids de la verticalité
La posture physique d’un dirigeant influence la perception de ses équipes avant même qu’il ne parle. Un dos voûté transmet l’usure, la fatigue, parfois la résignation. Une posture droite, ancrée, inspire confiance et stabilité. Les psychologues parlent de « signaux de dominance » : non pas au sens autoritaire, mais comme indicateurs de sécurité.
Dans une salle de négociation, celui qui occupe l’espace, se tient droit, regarde calmement ses interlocuteurs, impose naturellement le rythme. À l’inverse, celui qui s’effondre sur sa chaise donne un signal de faiblesse, même si ses arguments sont solides.
Le geste micro-stratégique
Des chercheurs de Harvard ont montré que deux minutes de « power pose » (une posture d’ouverture du corps, bras écartés, torse droit) suffisent à modifier le niveau de testostérone et de cortisol, influençant directement la confiance en soi. Un micro-geste postural peut donc changer la dynamique d’une réunion.
Les dirigeants expérimentés en ont conscience. Certains s’entraînent, comme des acteurs, à maîtriser leurs déplacements, leur respiration et leur gestuelle. D’autres font appel à des coachs de posture ou à des pratiques corporelles (yoga, tai-chi, arts martiaux) pour intégrer cette dimension dans leur quotidien.
L’alimentation : carburant invisible des décisions
Le paradoxe du « CEO junk food »
La caricature du dirigeant pressé engloutissant des sandwiches en réunion ou se nourrissant de cafés successifs n’est pas sans fondement. Or la qualité de l’alimentation influence directement la capacité décisionnelle.
Les nutritionnistes parlent de « glycémie stratégique » : des repas riches en sucres rapides provoquent des pics d’énergie suivis de chutes brutales, rendant le dirigeant plus irritable et moins concentré. À l’inverse, une alimentation équilibrée, riche en fibres, protéines de qualité et bons lipides, stabilise le niveau d’énergie sur la durée.
Décider le ventre plein… ou vide ?
Des études en psychologie comportementale montrent que les juges, par exemple, prennent plus de décisions favorables après un repas qu’avant. La faim exacerbe la sévérité et réduit la tolérance au risque. On peut extrapoler ce constat au monde de l’entreprise : négocier ou arbitrer des choix lourds à jeun n’est pas neutre.
L’assiette comme stratégie implicite
De plus en plus de dirigeants intègrent la nutrition dans leur hygiène stratégique : repas sobres avant les négociations importantes, hydratation régulière pour maintenir la vigilance, limitation des excès lors de dîners d’affaires afin de rester alerte.
Le sommeil : la variable cachée de la lucidité
L’illusion de l’insomniaque performant
Dans la mythologie entrepreneuriale, dormir peu serait une preuve de détermination. Certains PDG s’enorgueillissent de « tenir » avec quatre heures de sommeil. Or les neurosciences ont tranché : la privation chronique de sommeil réduit la mémoire de travail, altère la créativité et augmente la propension aux erreurs de jugement.
Le sommeil, un investissement productif
Pourtant, les dirigeants qui dorment suffisamment ne sont pas moins ambitieux : ils maximisent simplement leur efficacité. Jeff Bezos a souvent affirmé privilégier huit heures de sommeil pour prendre des décisions « de haute qualité ». Arianna Huffington a fait du repos un combat militant, allant jusqu’à créer une fondation dédiée à la promotion du sommeil comme pilier de performance.
Micro-siestes et rythmes personnels
Certaines entreprises innovantes encouragent même leurs dirigeants et cadres à pratiquer des micro-siestes (20 minutes) afin de restaurer la vigilance et la créativité. Dans des environnements où la pression décisionnelle est constante, ces micro-pauses deviennent des alliées stratégiques.
Les micro-gestes : une économie de signaux
L’importance de l’invisible
Les gestes anodins d’un dirigeant – serrer une main, regarder son téléphone en réunion, interrompre ou laisser parler – envoient des signaux stratégiques. Ces micro-gestes façonnent la culture d’entreprise plus sûrement que les discours officiels.
Un dirigeant qui prend le temps d’écouter en silence ses collaborateurs crée un climat d’ouverture. Un autre qui consulte systématiquement son smartphone pendant une présentation mine la crédibilité de l’intervenant. Ces détails ne sont pas neutres : ils orientent la confiance, l’engagement et donc la capacité collective à exécuter une stratégie.
Les rituels corporels de l’autorité
Certains dirigeants ont développé des rituels physiques pour ancrer leur autorité sans agressivité : se lever pour conclure une réunion, poser une main sur la table pour signifier un arrêt, ralentir volontairement leur voix et leur gestuelle pour capter l’attention. Ces micro-gestes deviennent des « outils de commandement » implicites, au même titre qu’un organigramme ou une feuille de route.
Quand le corps façonne la stratégie à long terme
Au-delà de l’instant, le corps du dirigeant influence la trajectoire globale de l’entreprise. 3 conséquences sur la stratégie :
- Endurance. Un dirigeant qui entretient sa condition physique (sport régulier, hygiène alimentaire, sommeil suffisant) peut encaisser les crises et les marathons stratégiques sans s’effondrer.
- Crédibilité. Un corps soigné renforce l’image de maîtrise. Les collaborateurs associent inconsciemment la discipline corporelle à la rigueur managériale.
- Transmission/Influence. Le comportement corporel d’un dirigeant crée un modèle implicite. Une équipe adopte souvent, par mimétisme, le rythme et les habitudes de son leader.
À l’inverse, un dirigeant épuisé, nerveux, déséquilibré physiquement diffuse une instabilité contagieuse.
Vers un « corps stratégique » assumé
Il est temps de dépasser l’opposition entre esprit et corps. Pour les dirigeants, le corps est un capital stratégique au même titre que la trésorerie ou la réputation. Ignorer cette dimension revient à fragiliser la gouvernance.
L’enjeu n’est pas d’adopter des habitudes parfaites, mais de reconnaître l’impact concret de chaque choix corporel :
- Se lever dix minutes plus tôt pour respirer profondément avant une négociation.
- Refuser un dîner tardif de networking au profit d’une nuit de sommeil réparateur.
- Manger un repas équilibré avant une prise de parole cruciale.
- Ajuster sa posture pour transmettre assurance sans agressivité.
Autant de gestes minuscules qui, accumulés, dessinent une stratégie incarnée.