Quand l’entreprise devient un double du dirigeant

A lire !

Il est courant d’entendre des fondateurs dire : « Mon entreprise, c’est mon bébé ». Une métaphore affective, mais qui en dit long sur la relation intime qui se tisse entre un dirigeant et sa création. Pour certains, cette fusion identitaire devient totale : l’entreprise cesse d’être un projet professionnel et devient un double, un prolongement d’eux-mêmes. Si cette symbiose peut être un moteur d’énergie et d’engagement, elle n’est pas sans danger. Gouvernance fragile, difficultés de transmission, épuisement personnel : quand les frontières entre identité personnelle et identité d’entreprise s’effacent, le risque est réel.

L’entreprise comme miroir du fondateur

Créer une entreprise, c’est souvent mettre en œuvre une vision personnelle du monde. Les valeurs du dirigeant deviennent celles de la société ; ses obsessions, des priorités stratégiques ; son style relationnel, une culture managériale. C’est ce qui fait qu’une start-up semble parfois « respirer » au rythme de son créateur. Sa vision du marché, ses goûts esthétiques, jusqu’à son langage, irriguent toute l’entreprise.

Dans le luxe, la mode ou la gastronomie, ce phénomène est visible : impossible d’imaginer Chanel sans Gabrielle, ou Tesla sans Elon Musk. Mais il se retrouve aussi dans des secteurs moins médiatiques : le patron d’une PME industrielle, dont le style direct et combatif s’imprime dans chaque réunion, ou la créatrice d’une agence digitale dont la culture collaborative reflète son parcours associatif.

Quand le fondateur et l’entreprise se confondent

Au-delà de l’influence culturelle, certains dirigeants franchissent une étape supplémentaire : ils s’identifient totalement à leur entreprise.

  • Leurs succès sont les siens : une levée de fonds réussie devient une validation personnelle.
  • Leurs échecs les écrasent : un contrat perdu est vécu comme une blessure intime.
  • Leur temps se confond : vacances, soirées, weekends disparaissent, tout est absorbé par l’entreprise.
  • Leur identité sociale se réduit : on ne les connaît plus que comme « le patron de X », jamais comme individu à part entière.

Les bénéfices d’une fusion identitaire

Il serait pourtant injuste de n’y voir qu’un danger. Cette identification totale peut aussi être une formidable ressource.

D’abord, elle peut être un moteur d’énergie. Le dirigeant met tout son être au service du projet, galvanisant ses équipes par sa conviction.

Ensuite, elle peut devenir un accélérateur de culture. En effet, la clarté identitaire permet d’installer une cohérence forte, reconnaissable par les clients et partenaires.

Enfin elle représente parfois un aimant à talents. L’aura personnelle du fondateur attire des collaborateurs séduits par une personnalité avant un produit.

C’est cette intensité qui fait le charme des premières années d’une aventure entrepreneuriale : on ne sait plus où s’arrête l’homme et où commence l’entreprise.

Les risques pour la gouvernance

Mais à moyen et long terme, la confusion des identités peut fragiliser l’organisation.

1/ Absence de contre-pouvoirs

Quand le fondateur et l’entreprise ne font qu’un, toute critique de l’entreprise est vécue comme une critique de la personne. Cela rend difficile la mise en place d’un conseil d’administration efficace, ou même la contradiction constructive en interne.

2/ Décisions biaisées

Le fondateur peut privilégier des choix qui flattent son ego ou confirment son image, plutôt que des options rationnelles pour l’entreprise.

3/ Fragilité en cas de crise

Une attaque sur la réputation de l’entreprise devient une attaque sur l’intégrité du dirigeant. Le risque de réactions émotionnelles, parfois irrationnelles, est élevé.

L’épreuve de la transmission

La question de la transmission cristallise ce problème. Si l’entreprise est le double du fondateur, comment envisager de la céder ?

Dans les PME familiales, le passage de témoin peut être dramatique : le patriarche refuse de lâcher les rênes, incapable de se penser en dehors de son entreprise. Dans les start-ups, certains fondateurs repoussent indéfiniment l’arrivée de managers expérimentés, par peur de perdre le contrôle de « leur » bébé.

Les effets psychologiques sur le dirigeant

Cette fusion identitaire a aussi un impact personnel profond et peut se caractériser par l’épuisement puis que le fondateur ne s’autorise parfois aucun répit, persuadé que se reposer, c’est trahir son entreprise. Ensuite, par l’isolement : plus il avance, moins il peut partager ses doutes. Ses proches ne comprennent pas son investissement total, ses équipes n’osent pas le questionner. Enfin, à l’extrême, on peut constater une fragilité existentielle puisque si l’entreprise échoue, c’est toute son identité qui s’effondre. Certains dirigeants, après une faillite, sombrent dans une détresse comparable à un deuil.

Comment éviter la confusion totale ?

Pour les dirigeants, l’enjeu n’est pas de couper le lien (impossible et sans doute indésirable) mais de l’assainir. Quelques pistes :

1/ Construire une identité personnelle hors de l’entreprise

Avoir des espaces de vie qui ne dépendent pas du statut de dirigeant : famille, amitiés, passions. Plus le dirigeant existe en dehors de son rôle, plus il peut relativiser les vicissitudes de son entreprise.

2/ Mettre en place une gouvernance réelle

Un conseil d’administration, un comité stratégique, des mentors… Autant de contre-pouvoirs qui permettent de distinguer l’intérêt de l’entreprise de celui de la personne.

3/ Cultiver une conscience réflexive

Accepter un accompagnement – coaching, supervision, thérapie – pour identifier ses zones de confusion, ses projections personnelles.

4/ Préparer la transmission en amont

Ne pas attendre d’être contraint (par l’âge, une crise, une offre de rachat) pour penser à la succession. Plus la transmission est anticipée, moins elle est vécue comme une dépossession brutale.

L’équilibre à trouver

Au fond, la question n’est pas de savoir s’il faut séparer radicalement le dirigeant de son entreprise. Toute aventure entrepreneuriale porte une dimension personnelle. La vraie question est celle de l’équilibre.

Une entreprise peut être le miroir d’un fondateur, mais elle ne doit pas être son prisonnier. Elle peut incarner une vision personnelle, mais doit pouvoir évoluer au-delà.

Le dirigeant, lui, doit apprendre à se définir autrement que par son rôle. « Je suis plus que mon entreprise » : cette phrase, simple en apparence, est souvent la plus difficile à prononcer.

Plus d'articles

Derniers articles