Dans l’imaginaire entrepreneurial, décider rime souvent avec agir. Faire vite, trancher, avancer. Le dirigeant idéal serait celui qui ne doute jamais, qui fonce. Pourtant, la science et l’expérience montrent exactement l’inverse : les meilleures décisions ne viennent pas de l’urgence, mais du recul.
Selon une étude de la Harvard Business School (2024), les dirigeants qui s’accordent des temps de réflexion délibérés avant de prendre une décision stratégique augmentent de 32 % la qualité de leurs choix et réduisent de 25 % les erreurs de jugement. Dans un monde saturé de signaux, ralentir n’est pas un luxe, c’est une compétence de survie.
1/ L’illusion de la vitesse
La société valorise l’instantané. Notifications, deadlines, décisions en “temps réel”. Pourtant, cette vitesse constante réduit la profondeur de pensée. Autrement dit, plus on va vite, plus on réagit et moins on pense. Un paradoxe tragique pour les entrepreneurs, dont la valeur ajoutée repose justement sur la vision et la clarté stratégique.
2/ Reculer pour mieux voir
Prendre du recul, c’est accepter de sortir du flux. C’est aussi oser ne rien décider tout de suite. Cette pratique a un nom dans le monde anglo-saxon : le “strategic pause” — la pause stratégique. Les grands dirigeants la considèrent comme un rituel essentiel. Satya Nadella (Microsoft) ou Jeff Weiner (LinkedIn) consacrent chaque jour au moins une heure à ne rien faire d’opérationnel, simplement penser, observer, relier les informations.
Une étude menée par Boston Consulting Group (2023) montre que les dirigeants qui structurent des moments réguliers de recul prennent des décisions 2,5 fois plus alignées avec leur stratégie à long terme que ceux constamment dans l’action.
3/ Pourquoi le recul change tout
Il restaure la lucidité
Quand on est pris dans l’urgence, le cerveau fonctionne en mode “menace” : il cherche à résoudre vite, pas à comprendre. Le recul permet de désactiver le stress décisionnel et d’élargir le champ de perception.
Il clarifie les priorités
Reculer, c’est regarder la carte plutôt que le terrain. Cela évite de confondre mouvement et progression.
Il reconnecte au sens
En prenant du temps pour soi, l’entrepreneur retrouve pourquoi il agit, pas seulement comment. C’est souvent dans ces moments que les pivots ou les virages de carrière émergent.
Le cerveau a besoin de lenteur
Les neurosciences confirment ce que les sages savaient depuis toujours : la pensée profonde nécessite du vide. Le réseau cérébral appelé default mode network, activé lors des périodes de repos ou de rêverie, est directement lié à la créativité et à la résolution de problèmes complexes.
Selon une recherche de l’Université de Stanford (2023), la marche augmente la production d’idées créatives de 60 % par rapport à une séance de travail assis.
C’est pourquoi des dirigeants comme Frédéric Mazzella (BlaBlaCar) ou Isabelle Kocher (ex-Engie) intègrent désormais dans leur emploi du temps des “moments sans but” — randonnées, méditations, retraites silencieuses — non pas pour se détendre, mais pour mieux penser.
4/ Les temps morts sont des temps pleins
Notre culture du rendement fait croire que l’efficacité passe par le plein : un agenda saturé, des journées sans pause, des réunions back-to-back. Pourtant, les grands tournants naissent souvent des moments de vide.
Steve Jobs l’avait compris très tôt : « Vous ne pouvez pas relier les points en avançant, seulement en regardant en arrière. »
C’est dans ses retraites à l’écart de Cupertino qu’il a conçu les premières intuitions autour du design de l’iPhone. De même, le créateur de Patagonia, Yvon Chouinard, raconte que ses meilleures décisions ont germé “dans le silence des montagnes, pas dans les réunions du siège”.
5/ Recul et décision : un acte de leadership
Prendre du recul, c’est aussi un acte politique dans l’entreprise. Cela signifie dire non à la tyrannie de l’urgence et assumer une posture de discernement.
Dans un environnement saturé, la vraie autorité ne vient plus du contrôle, mais de la capacité à penser avant d’agir. Les dirigeants qui savent se déconnecter créent une culture où la réflexion précède l’action, où la décision est collective, pas impulsive.
6/ Comment créer du recul au quotidien
1. Bloquer des temps de silence
Programmer chaque semaine des “zones blanches” sans mail ni réunion. Même 45 minutes suffisent pour réinitialiser le mental.
2. Marcher pour décider
La marche stimule le cerveau et favorise la pensée intuitive. Beaucoup de dirigeants organisent désormais leurs réunions stratégiques… en mouvement.
3. Écrire pour clarifier
Tenir un journal de réflexion aide à sortir les idées du mental et à repérer les schémas récurrents.
Ce n’est pas du journal intime : c’est un outil de gouvernance personnelle.
4. Créer des rituels de déconnexion
Week-end sans écran, retraite annuelle, journée d’isolement. Ces pauses créent un espace de respiration entre le dirigeant et son entreprise.
5. Méditer ou contempler
La méditation n’est pas une mode. Des études de l’Université de Yale (2022) montrent qu’elle améliore de 18 % la prise de décision complexe en réduisant le biais émotionnel.
7/ Le retour du “slow leadership”
Face à la fatigue décisionnelle, une tendance émerge : le slow leadership. Moins de réactivité, plus de profondeur. Moins de performance immédiate, plus de durabilité.
Selon le Baromètre de l’entrepreneuriat 2025 (Bpifrance), 58 % des dirigeants de PME déclarent vouloir “ralentir pour mieux penser”, et 40 % ont déjà mis en place des temps de réflexion structurés dans leur agenda. Les entreprises qui l’expérimentent constatent une hausse de 22 % de la qualité stratégique et une réduction de 30 % du turnover des équipes dirigeantes (étude McKinsey, 2024).
8/ Prendre du recul pour retrouver du sens
Reculer, c’est aussi retrouver le fil de son histoire. C’est parfois le seul moyen de rester fidèle à soi-même.
« C’est en m’accordant une semaine de silence dans le désert que j’ai compris ce que je voulais vraiment bâtir. Le recul, c’est le seul endroit où j’ai entendu ma propre voix. »

