La curiosité a mauvaise presse. On la confond avec une distraction d’enfant, un luxe pour les intellectuels, voire une perte de temps. Un bon dirigeant, pense-t-on, doit être sûr de lui, rapide dans ses décisions, concentré sur l’action. Mais si le plus grand risque pour les dirigeants n’était pas de manquer de courage, ni même de vision… mais de curiosité ?
Quand l’incertitude devient la norme et que les technologies redéfinissent les règles du jeu en une nuit, la curiosité n’est plus un luxe. C’est une stratégie de survie. Et pas n’importe laquelle : une curiosité radicale, profonde, insatiable. Celle qui bouscule les certitudes, qui questionne tout — même les succès.
La curiosité : le moteur invisible de l’innovation
L’innovation commence toujours par une question.
- « Et si on pouvait commander une voiture d’un clic ? » — Uber.
- « Et si un téléphone pouvait devenir un ordinateur de poche ? » — Apple.
- « Et si l’énergie pouvait être produite sans carbone ? » — Tesla.
Chaque grande entreprise, chaque produit révolutionnaire est né d’un esprit qui a refusé de se contenter de la réalité telle qu’elle était. La curiosité est le premier acte de rébellion créative.
Or, plus les dirigeants gravissent les échelons, plus ils risquent de perdre ce réflexe. Pris dans le tourbillon des KPI, des comités et des attentes des actionnaires, ils passent moins de temps à poser des questions et plus de temps à donner des réponses.
C’est là que le danger se glisse : un leader sans curiosité devient un gardien du statu quo.
La curiosité, ce n’est pas seulement « être ouvert »
Trop souvent, la curiosité est vue comme une qualité vague : aimer apprendre, être intéressé par le monde. Mais la curiosité radicale va plus loin.
Elle consiste à challenger les évidences, même celles qui ont fait votre succès. Il permet d’explorer hors de votre zone de confort, dans des disciplines ou des secteurs que vous ne maîtrisez pas et d’écouter sans filtre, même les idées qui paraissent naïves ou dérangeantes.
C’est une curiosité active, presque militante. Pas seulement « s’informer », mais chercher activement à voir ce que les autres ne voient pas.
Les biais qui tuent la curiosité
Si la curiosité se perd si facilement chez les dirigeants, c’est qu’elle se heurte à des obstacles bien connus :
1/ L’illusion de savoir : Plus on accumule d’expérience, plus on croit avoir « compris » son secteur, son marché, ses clients. Or, le monde change plus vite que notre savoir.
2/ La tyrannie de l’urgence : Les dirigeants passent leurs journées à éteindre des incendies. La curiosité demande du temps long, de la disponibilité mentale.
3/ La peur de paraître ignorant : Parce qu’on attend d’eux qu’ils aient toutes les réponses, beaucoup de dirigeants n’osent plus poser les questions les plus simples — de peur d’éroder leur crédibilité..
4/ La confirmation des certitudes : Nos cerveaux adorent trouver des preuves qui confirment ce que nous pensons déjà. La curiosité radicale, elle, nous force à chercher les contre-exemples.
Les entreprises curieuses survivent mieux
Des recherches en psychologie organisationnelle montrent que les entreprises où la curiosité est encouragée innovent plus vite, s’adaptent mieux et connaissent moins de turnover.
En 2018, une étude publiée dans la *Harvard Business Review* révélait déjà que les équipes qui se posent plus de questions prennent de meilleures décisions, évitent plus d’erreurs et sont plus créatives.
La curiosité est donc un avantage compétitif. Pourtant, beaucoup de dirigeants continuent de la considérer comme un nice-to-have, pas comme une compétence stratégique.
Les dirigeants curieux inspirent les autres
Un dirigeant qui pose des questions change la dynamique de toute l’entreprise.
Imaginez deux scénarios :
- Dans le premier, le PDG entre en réunion et dit : « Voici le plan. Exécutez. »
- Dans le second, il dit : « Voici les données. Qu’est-ce qu’on n’a pas vu ? Qu’est-ce qui pourrait nous surprendre ? »
Dans le premier cas, les équipes se contentent d’exécuter. Dans le second, elles se sentent autorisées à réfléchir, à questionner, à inventer. La curiosité du leader devient contagieuse.
Cultiver une curiosité radicale : un acte volontaire
Bonne nouvelle : la curiosité se muscle. Voici quelques pratiques concrètes pour les dirigeants qui veulent la cultiver :
1/ Bloquez du temps pour explorer : Réservez chaque semaine un créneau non négociable pour lire, écouter un podcast, rencontrer quelqu’un en dehors de votre secteur.
2/ Posez des questions de qualité : Pas seulement « Qu’est-ce qu’on fait ? » mais « Pourquoi faisons-nous cela ainsi ? », « Quelles sont les alternatives ? », « Que ferait un concurrent à notre place ? »
3/ Allez voir le terrain : Parlez directement aux clients, aux collaborateurs en première ligne. La curiosité se nourrit de contact direct avec la réalité.
4/ Cherchez la contradiction : Invitez dans vos réunions des personnes qui ne pensent pas comme vous. Offrez une place aux idées minoritaires.
5/ Acceptez de ne pas savoir : Dites parfois « Je ne sais pas, mais j’aimerais comprendre. » Cela donne le droit à toute l’entreprise d’apprendre en continu.
Quand la curiosité sauve une entreprise
L’histoire regorge d’exemples d’entreprises qui se sont effondrées par manque de curiosité : Kodak, Nokia, Blockbuster… Elles savaient ce qui avait marché hier, mais n’ont pas voulu questionner leur modèle à temps.
À l’inverse, Netflix a survécu à deux disruptions majeures (le passage du DVD au streaming, puis du streaming à la production de contenu) parce que ses dirigeants se sont constamment demandé : « Et si notre modèle était déjà obsolète ? »
La curiosité, dans ce cas, n’était pas un hobby. C’était un réflexe de survie.
La curiosité radicale comme posture de leadership
Être curieux ne signifie pas douter en permanence de tout au point d’être paralysé. Cela signifie adopter une posture d’apprenant, même quand on est au sommet.
Un leader curieux dit : « Montre-moi ce que je ne vois pas. »
Cette attitude ouvre l’espace pour l’innovation, la diversité de pensée et la résilience.