À force de sécuriser chaque décision, d’optimiser chaque processus et d’anticiper chaque imprévu, nous avons fini par évacuer ce qui a toujours fait bouger les lignes : l’audace.
Pas l’inconscience pure, pas le coup de poker aveugle. Mais le risque intelligent, celui qui, bien mesuré, ouvre des opportunités que la prudence excessive nous interdit.
« Aujourd’hui, tout est pensé pour éviter le moindre grain de sable : les assurances, les comités, les validations multiples… On ne décide plus, on sécurise », constate François Lemaitre, ancien dirigeant devenu investisseur dans des start-up. « Le problème, c’est qu’à trop vouloir éviter l’échec, on finit par éviter aussi la réussite. »
Quand le risque était la norme
Il y a encore quelques décennies, monter une entreprise, lancer un produit, changer de carrière impliquait une part de pari. Les procédures étaient plus légères, les décisions plus rapides, et le regard social sur l’échec plus indulgent — du moins dans certains secteurs.
Claire Bérard, 72 ans, a fondé sa première société de prêt-à-porter dans les années 80 : « Je ne savais pas si ça marcherait, mais je me suis lancée avec 20 000 francs et beaucoup d’énergie. Aujourd’hui, je me demande si je pourrais refaire la même chose : il faudrait un business plan de 40 pages, des projections sur cinq ans, et un comité d’approbation. »
Le monde économique a changé : la pression réglementaire, la judiciarisation, la globalisation et la culture de la performance ont poussé à tout prévoir, tout baliser. Résultat : le risque est devenu un mot suspect, et l’audace un luxe.
Les effets pervers de la prudence absolue
En apparence, minimiser les risques semble rationnel : moins d’imprévus, moins de pertes. Mais à long terme, cette prudence systématique a des conséquences.
1/ Innovation freinée
Les projets disruptifs naissent rarement dans les couloirs des comités d’approbation. Trop de validations tuent l’initiative. Les idées sont polies, arrondies, édulcorées jusqu’à devenir inoffensives… et inintéressantes.
2/ Paralysie décisionnelle
La peur de se tromper conduit à repousser les choix. On attend plus de données, plus de tests, plus de certitudes… qui ne viendront jamais.
3/ Uniformisation
Quand tout le monde suit les mêmes modèles prudents, le marché se remplit de produits interchangeables. Les marques perdent leur identité.
4/ Érosion du leadership
Un dirigeant qui ne prend jamais de risques finit par être perçu comme un gestionnaire plutôt qu’un visionnaire.
Le risque calculé : une compétence en voie de disparition
L’audace dont il est question ici n’est pas un saut dans le vide, mais un saut préparé. Elle repose sur trois éléments :
- L’évaluation précise des enjeux et probabilités.
- La capacité à absorber une éventuelle perte sans mettre en péril l’ensemble.
- Une vision claire de l’opportunité visée.
« Le risque calculé, c’est accepter d’aller là où les autres hésitent, mais avec une stratégie », explique Sophie Delmas, consultante en innovation. « C’est un art, parce qu’il demande à la fois des chiffres et de l’instinct. Et cet instinct, on l’étouffe à force de ne jurer que par les tableurs. »
Des exemples qui parlent
Le lancement qui a tout changé
En 2007, deux anciens employés de Yahoo! décident de créer un service de microblogging limité à 140 caractères. Twitter est né. « Sur le papier, c’était absurde : pas de modèle économique clair, une audience incertaine », rappelle François Lemaitre. « Mais les fondateurs avaient identifié un usage naissant, et ils ont accepté de courir le risque. »
Le refus qui a payé
Dans une PME lyonnaise de mobilier design, la directrice commerciale a décliné une commande géante d’un distributeur qui imposait des conditions trop strictes. « On aurait pu dire oui et sécuriser du chiffre d’affaires… mais on aurait perdu notre identité », raconte-t-elle. Un an plus tard, cette décision leur a permis de signer avec un partenaire qui partageait leur vision.
Pourquoi nous avons peur
La psychologie comportementale a documenté ce biais : l’aversion à la perte. Nous préférons éviter une perte que réaliser un gain équivalent. Cette tendance, renforcée par les cultures d’entreprise orientées vers le “zéro faute”, crée un environnement où chaque risque devient suspect.
À cela s’ajoute le poids de l’image : dans l’ère des réseaux sociaux et de la communication instantanée, un échec est visible, commenté, archivé. « Beaucoup de dirigeants ne craignent pas tant la perte financière que la perte de réputation », note Delmas.
Les ingrédients d’un risque intelligent
Les experts interrogés s’accordent sur quelques leviers pour réhabiliter la prise de risque :
1/ Limiter l’enjeu vital
Un risque calculé ne doit pas mettre en danger la survie de l’entreprise. On parle de miser 5 à 15 % de ses ressources sur un projet audacieux, pas 80 %.
2/ Multiplier les petites expériences
Plutôt qu’un pari unique, tester plusieurs options à petite échelle permet d’identifier rapidement ce qui fonctionne.
3/ S’entourer de contradicteurs
Un bon risque calculé inclut la confrontation avec des avis divergents, pour débusquer les angles morts.
4/ Préparer le plan B
L’audace n’exclut pas la prudence : savoir comment reculer sans tout perdre est essentiel.
Et si l’échec faisait partie du jeu ?
L’une des raisons pour lesquelles nous avons perdu l’art du risque est que nous avons diabolisé l’échec. Or, dans de nombreuses cultures entrepreneuriales — notamment aux États-Unis —, un échec assumé et analysé est considéré comme un atout.
Marc, 41 ans, entrepreneur dans la tech, a connu deux projets ratés avant de lancer une plateforme à succès : « Chaque fois que j’ai échoué, j’ai compris des choses que je n’aurais jamais apprises autrement. Mais en France, on vous regarde comme si vous étiez marqué à vie. »
Changer ce rapport passe par un discours plus transparent sur les revers. Certaines entreprises organisent même des “failure parties” pour partager les leçons tirées des erreurs. « C’est une façon de désamorcer la honte et de transformer l’échec en ressource », explique Delmas.
L’audace comme avantage compétitif
À l’heure où les marchés sont saturés, où les produits se ressemblent et où la concurrence mondiale s’intensifie, l’audace devient un différenciateur. « Si vous faites ce que tout le monde fait, vous obtenez les mêmes résultats que tout le monde », résume Lemaitre.
Les investisseurs eux-mêmes commencent à rechercher cette audace calculée. « Un projet trop lisse, trop prévisible, n’excite personne », confie un venture capitalist parisien. « Nous savons que les rendements exceptionnels viennent de paris qui sortent du cadre. »
Réapprendre l’audace au quotidien
Réhabiliter le risque ne passe pas seulement par de grands projets spectaculaires. Cela peut commencer par :
- Dire oui à une mission inhabituelle.
- Changer un processus obsolète malgré l’habitude.
- Tester une idée en 48 heures plutôt que d’attendre la validation parfaite.
- Accepter un client atypique pour explorer un nouveau marché.
Ces micro-prises de risque développent le muscle de l’audace et habituent l’organisation à sortir de sa zone de confort.