La fin du storytelling héroïque : le mythe du fondateur visionnaire face à la réalité collective de la création

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Pendant longtemps, le monde de l’entrepreneuriat s’est raconté à travers des héros solitaires. Steve Jobs dans son garage, Elon Musk défiant l’industrie automobile ou encore Xavier Niel bousculant les télécoms à coups d’idées osées. Ces récits ont façonné une génération entière de créateurs fascinés par la figure du fondateur visionnaire, celui qui voit avant les autres, qui ose tout, qui « change le monde ». Mais cette vision, séduisante à raconter, est aussi profondément trompeuse. L’époque du storytelling héroïque touche à sa fin.

Car la vérité, c’est qu’aucune aventure entrepreneuriale ne repose sur un seul génie isolé. Derrière chaque « visionnaire », il y a une équipe, des doutes, des compromis, des erreurs et, surtout, une intelligence collective en action. Aujourd’hui, le mythe du héros solitaire laisse place à une réalité bien plus riche : celle du leadership partagé, de la cocréation et de l’humilité stratégique.

1/ Le mythe du fondateur visionnaire : un récit forgé pour inspirer (et vendre)

Les histoires de fondateurs visionnaires ne sont pas nées par hasard. Elles sont le fruit d’une construction médiatique et marketing parfaitement huilée.

Les médias adorent les récits simples : un individu charismatique, une idée géniale, une réussite spectaculaire. C’est une narration claire, émotionnelle, qui capte l’attention.

Les investisseurs aussi ont intérêt à nourrir ce mythe. Il est plus facile de lever des fonds derrière un visage, une personnalité forte, qu’autour d’une équipe anonyme. Un nom fort, c’est une marque.

Enfin, les fondateurs eux-mêmes, souvent poussés par le besoin de légitimité, entretiennent malgré eux cette image : celle du capitaine intrépide qui guide le navire contre vents et marées.

Mais derrière le storytelling héroïque, la réalité est toute autre : la plupart des réussites entrepreneuriales sont profondément collaboratives.

2/ Derrière chaque “génie” : une armée invisible

Prenons l’exemple emblématique d’Apple. Steve Jobs est devenu l’archétype du fondateur visionnaire : charismatique, exigeant, visionnaire. Mais peu de gens connaissent le rôle essentiel de Jony Ive, le designer qui a imaginé la plupart des produits iconiques ; de Tim Cook, qui a bâti l’appareil industriel ; ou encore de centaines d’ingénieurs anonymes qui ont rendu possible la « magie » Apple.

Même chose pour SpaceX ou Tesla : Elon Musk n’a pas « inventé » seul la fusée réutilisable ou la voiture électrique performante. Il a su s’entourer d’équipes brillantes, attirer les bons talents et créer un cadre où les idées pouvaient éclore.

Le génie, ce n’est plus celui qui a toutes les réponses : c’est celui qui sait poser les bonnes questions, et écouter les bonnes personnes.

3/ Pourquoi ce mythe devient dangereux pour les dirigeants d’aujourd’hui

Il entretient une pression démesurée

Le storytelling héroïque pousse de nombreux dirigeants à croire qu’ils doivent tout incarner : la vision, la stratégie, la culture, la communication. Cette sur-responsabilisation mène souvent à l’épuisement, à la solitude du dirigeant, voire au burn-out.

Or, aucune entreprise ne repose durablement sur un seul être humain. L’héroïsme permanent est une posture intenable.

Il freine la créativité collective

Quand tout gravite autour d’un « visionnaire », les autres cessent parfois de proposer, d’oser, de contredire. La parole se raréfie, les idées se figent. Un leadership trop centralisé tue la spontanéité et, avec elle, l’innovation.

Il masque la complexité du réel

La création d’entreprise n’est pas un long fleuve d’intuitions géniales : c’est une suite de tâtonnements, d’itérations, de tests, de renoncements. En glorifiant la « vision parfaite », on invisibilise la réalité : l’entrepreneuriat est avant tout un processus collectif d’apprentissage.

4/ L’ère du “nous” : quand la réussite devient plurielle

De plus en plus d’entreprises et de dirigeants assument cette réalité : la réussite est collective.

Les fondateurs qui valorisent le collectif

Certains entrepreneurs récents s’en détachent ouvertement. Guillaume Gibault, fondateur du Slip Français, met en avant ses équipes et ses partenaires plutôt que sa seule personne. Chez Alan, Jean-Charles Samuelian répète que la force du projet réside dans “une culture partagée”, pas dans une figure messianique. Ce changement de ton n’est pas anecdotique : il traduit une maturité nouvelle du leadership. Les fondateurs d’aujourd’hui ne veulent plus être des héros mais des orchestrateurs de talents.

L’entreprise comme organisme vivant

On passe d’une logique pyramidale à une logique systémique.

L’entreprise devient un écosystème où chacun contribue à la vision commune, sans dépendre d’un seul cerveau central.

Cela suppose un changement profond de posture managériale :

  • moins de contrôle, plus de confiance,
  • moins de “moi”, plus de “nous”,
  • moins de discours, plus d’écoute.

5/ Comment raconter autrement la création d’entreprise

Si le storytelling héroïque s’essouffle, cela ne signifie pas qu’il faut renoncer à raconter. Au contraire : les dirigeants doivent apprendre à raconter autrement. Voici trois pistes.

Mettre en avant la trajectoire collective

Plutôt que de centrer le récit sur le fondateur, racontez les alliances, les apprentissages, les moments d’équipe.

Exemple : au lieu de dire “j’ai eu l’idée de ce produit en voyant un besoin sur le marché”, préférez  “C’est en échangeant avec nos clients et nos ingénieurs que nous avons compris ce qui manquait vraiment.”

Ce type de narration renforce la crédibilité du message, tout en humanisant l’entreprise.

Assumer les zones d’ombre

Les récits héroïques gomment les doutes et les échecs. Pourtant, ce sont eux qui créent la confiance. Les dirigeants qui osent dire “on s’est trompés, on a appris” inspirent bien plus que ceux qui prétendent tout maîtriser. La transparence n’est plus une faiblesse : c’est une forme moderne de leadership.

Valoriser les “héros discrets”

Les clients, les collaborateurs, les partenaires, les premiers investisseurs… Le récit entrepreneurial gagne en puissance quand il donne un visage à ces “héros de l’ombre”. Cela crée une histoire à plusieurs voix, beaucoup plus crédible et engageante qu’un monologue fondateur.

6/ Les bénéfices du leadership partagé

Une meilleure résilience

Quand la vision repose sur plusieurs têtes, l’entreprise devient plus résistante aux crises. Si un fondateur quitte le navire, la mission continue. On l’a vu dans de nombreux cas : les entreprises fondées sur une culture collective forte survivent mieux aux transitions que celles centrées sur un leader charismatique.

Une attractivité renforcée

Les talents d’aujourd’hui notamment les jeunes générations cherchent moins à “servir une vision” qu’à participer à une aventure. Ils veulent du sens, de la place, de la reconnaissance.

Une innovation plus organique

L’innovation naît du croisement des perspectives. Quand la parole est distribuée, les idées circulent plus vite. Le collectif devient alors une machine à apprendre, à tester, à se renouveler.

7/ Comment passer du “héros fondateur” au “leader facilitateur”

Ce basculement ne se décrète pas : il se cultive.

Voici quelques clés concrètes pour les dirigeants qui souhaitent amorcer ce changement.

Créer des espaces de codécision

Impliquer les équipes dans les choix stratégiques, même partiellement, change la dynamique de responsabilité. Certaines entreprises instaurent des “comités de décision ouverte”, d’autres adoptent la gouvernance partagée (type holacratie ou codirection). L’essentiel n’est pas la méthode, mais la posture : accepter de ne pas tout décider seul.

Cultiver la reconnaissance horizontale

Le fondateur n’a pas le monopole de la reconnaissance. Apprendre à célébrer les contributions individuelles, à mettre en lumière les réussites d’équipe, c’est déjà rééquilibrer le récit. Un simple “voici ce qu’a accompli notre équipe produit cette semaine” peut avoir plus d’impact qu’un communiqué officiel signé du PDG.

Se raconter avec authenticité

La communication des dirigeants évolue. Les discours lisses et sur-maîtrisés lassent ; les témoignages vrais, ancrés dans le quotidien, captivent. Raconter son cheminement, ses doutes, ses apprentissages collectifs — sans posture — devient un puissant levier d’influence et d’inspiration.

8/ Une nouvelle ère de leadership : du charisme à la reliance

Le monde économique entre dans une ère où le charisme individuel ne suffit plus.

Ce qui compte désormais, c’est la capacité à relier : relier les talents, les idées, les métiers, les générations. Le bon dirigeant n’est plus celui qui brille seul, mais celui qui fait briller les autres.

Ce n’est plus un “héros”, mais un chef d’orchestre : il donne le tempo, veille à l’harmonie, et sait quand laisser un soliste s’exprimer.

Cette forme de leadership, plus humble, plus consciente, plus humaine, n’est pas une faiblesse. C’est probablement la seule durable.

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