La fatigue des vainqueurs : quand tout le monde pense que vous avez réussi… mais que vous êtes vidé

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À 38 ans, Marc sourit poliment lorsque ses amis lui disent qu’il a “tout réussi”. Un poste de direction dans une grande entreprise, un appartement lumineux au centre-ville, une famille soudée… Sur le papier, la réussite est indiscutable. Mais dans le silence de ses trajets en métro, Marc se sent étrangement vidé. « J’ai coché toutes les cases… et pourtant, je n’ai plus envie de rien », lâche-t-il, presque gêné.

Ce sentiment, discret mais puissant, a un nom : la fatigue des vainqueurs. Un état paradoxal où le succès attendu, célébré par les autres, s’accompagne d’un vide intérieur, d’une perte de sens, parfois même d’un épuisement profond.

Un tabou dans la culture de la performance

Nous vivons dans une époque où l’on nous répète que tout est possible à force de travail et de détermination. Les “success stories” sont mises en avant, des discours de motivation aux réseaux sociaux. Pourtant, peu parlent de l’après, de cette étrange pente descendante qui peut suivre un sommet.

« On glorifie l’ascension, jamais l’atterrissage », résume la psychologue clinicienne Claire Béraud, spécialiste des transitions de vie. Selon elle, la fatigue des vainqueurs est « largement sous-estimée », car elle va à l’encontre du récit dominant : celui selon lequel atteindre ses objectifs est synonyme de bonheur durable.

Dans la société, oser dire que l’on se sent vide après un succès revient presque à être ingrat. « On a peur du jugement : comment se plaindre quand on a ce que tant de gens rêveraient d’avoir ? », ajoute-t-elle.

Les signes qui ne trompent pas

Cette fatigue se manifeste rarement par une dépression brutale. Elle s’installe insidieusement, parfois sur plusieurs mois. Les personnes concernées décrivent :

  • Une perte d’élan : l’absence d’envie pour de nouveaux projets.
  • Une lassitude physique malgré un état de santé normal.
  • Une baisse de motivation même pour des activités habituellement plaisantes.
  • Un sentiment de décalage entre l’image que les autres ont d’eux et leur ressenti intérieur.

Pour certains, comme Marc, ce décalage crée une culpabilité : « J’ai l’impression de tromper tout le monde. On me félicite, mais moi je rêve juste d’arrêter. »

Pourquoi ça arrive ? Le mécanisme psychologique

Atteindre un objectif majeur est souvent le fruit de plusieurs années d’efforts. Pendant cette période, l’individu vit dans un état de tension productive : il avance, il se projette, il se bat. Cette énergie est alimentée par l’anticipation de la récompense.

« Mais lorsque la ligne d’arrivée est franchie, l’adrénaline retombe », explique le psychiatre et chercheur en neurosciences Laurent Goujon. « C’est un peu comme un sportif de haut niveau après une compétition : le corps et l’esprit se retrouvent soudain sans but clair, et cela peut créer un état de vide. »

D’un point de vue neurologique, les circuits de la dopamine — neurotransmetteur lié à la motivation — ont été stimulés pendant toute la phase de progression. Une fois l’objectif atteint, cette stimulation s’interrompt, provoquant une chute d’énergie psychique.

Des témoignages plus fréquents qu’on ne le pense

Sophie, entrepreneuse de 42 ans, a vécu cette expérience après avoir revendu sa start-up pour une somme conséquente. « J’ai cru que ce serait la liberté. Mais après deux mois à voyager, j’ai commencé à m’ennuyer. C’était effrayant. J’avais passé dix ans à courir… et je ne savais plus pourquoi. »

Même phénomène pour Karim, 29 ans, médaillé d’or aux championnats d’Europe de judo : « La semaine qui a suivi, c’était la fête. Puis… plus rien. Je me réveillais en me demandant à quoi tout cela servait. »

Ces récits se retrouvent dans des domaines très différents — sport, affaires, art, carrière académique —, signe que le phénomène dépasse largement les contextes.

Quand la réussite épuise physiquement

La fatigue des vainqueurs n’est pas qu’un état d’âme. Elle a aussi des répercussions physiques. Certains développent des troubles du sommeil, d’autres des douleurs diffuses ou une sensibilité accrue aux infections. Le corps, longtemps en tension, relâche d’un coup la pression.

« C’est un peu comme si l’organisme disait : “C’est bon, mission accomplie, je peux enfin m’effondrer” », observe le Dr Béraud. D’où l’importance de reconnaître cet état et de ne pas le confondre avec de la paresse ou d’un manque de discipline.

Le poids du regard des autres

L’un des aspects les plus lourds de cette fatigue est l’impossibilité ressentie d’en parler librement. Admettre qu’on se sent vide après avoir “réussi” peut susciter l’incompréhension, voire l’agacement. Les proches répondent souvent : « Mais tu devrais être heureux ! »

Ce manque d’écoute accentue l’isolement. Certaines personnes préfèrent alors enfiler un masque social, continuant à paraître enthousiastes tout en se sentant épuisées intérieurement. Un comportement qui, à terme, risque d’aggraver l’usure psychologique.

Rétablir du sens : les pistes qui fonctionnent

Sortir de la fatigue des vainqueurs ne signifie pas tout plaquer. Il s’agit plutôt de reconstruire un sens personnel, en dehors des attentes extérieures. Les psychologues proposent plusieurs leviers :

1/ Accepter la phase de creux

La première étape est d’admettre que ce vide est normal après un effort intense. Il s’agit d’un cycle naturel, pas d’un échec personnel.

2/ Se réancrer dans des activités simples

Marcher, cuisiner, bricoler, passer du temps sans objectif productif… Ces moments reconnectent à un rythme plus organique, loin de la pression des grands objectifs.

3/ Explorer de nouvelles sources de motivation

Il ne s’agit pas de repartir dans une quête effrénée, mais d’identifier des projets qui apportent du plaisir intrinsèque, sans pression extérieure.

4/ Partager son ressenti avec un cercle sûr

En parler à un ami de confiance, un coach ou un thérapeute permet de rompre l’isolement et de normaliser l’expérience.

5/ Se donner du temps

Contrairement à l’ascension vers un objectif, qui est souvent chronométrée, la reconstruction intérieure n’a pas de deadline. Et c’est peut-être ça, le plus difficile à accepter.

Un changement de culture nécessaire

Au fond, la fatigue des vainqueurs met en lumière un problème plus large : notre société valorise le résultat plus que le chemin. « On confond succès et satisfaction durable », estime le sociologue Pierre Vanier. « Il faudrait apprendre à célébrer les processus, les efforts, les apprentissages, pas seulement les médailles et les deals conclus. »

Certaines entreprises commencent à intégrer cette réflexion, en accompagnant leurs collaborateurs après la réalisation de grands projets. Dans le sport de haut niveau, on voit aussi émerger des programmes de reconversion et de préparation à “l’après”.

Et si la vraie réussite était ailleurs ?

Pour Marc, notre cadre trentenaire, le tournant est venu un matin, alors qu’il prenait un café sur son balcon. « Je me suis dit : tout ce que j’ai, je peux le perdre. Mais ce que je ressens là, ce vide, c’est une alerte. » Il a commencé à réaménager son emploi du temps, à refuser certains projets, à se mettre à la photographie, juste pour le plaisir.

Sophie, l’entrepreneuse, a quant à elle décidé de créer une fondation pour accompagner de jeunes créateurs. « Ce n’était pas prévu, mais ça m’a redonné un cap. »

Ces trajectoires montrent que la fatigue des vainqueurs n’est pas une impasse. Elle peut devenir un point de départ, pour une réussite moins spectaculaire, mais plus intime.

En résumé

La fatigue des vainqueurs est un phénomène méconnu mais répandu, où l’atteinte d’objectifs majeurs laisse place à un sentiment de vide et d’épuisement. Elle résulte autant de mécanismes biologiques que de pressions culturelles, et se surmonte par l’acceptation, la reconnexion à soi et la redéfinition du sens personnel.

Au fond, peut-être qu’“avoir réussi” ne se mesure pas seulement en trophées ou en titres… mais dans la capacité à se sentir vivant après les avoir obtenus.

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