Les conseils d’experts sont nombreux. Le besoin de l’entrepreneur est davantage d’arbitrer entre ces conseils. Comment faire ?
On attribue au physicien danois Niels Bohr (1885-1962) cette définition de l’expert : « Un expert c’est celui qui a fait toutes les erreurs qu’il est possible de faire dans un domaine. ». Cette formule est séduisante. Examinons pourquoi.
Tout d’abord, c’est une formule qui est séduisante car elle va à l’encontre d’une définition classique de l’expert comme quelqu’un qui maîtrise suffisamment bien un domaine pour ne pas échouer. A l’inverse, donc, Bohr fait de l’échec la marque de l’expertise. Est un expert celui qui a échoué. Et qui a échoué régulièrement.
On pourrait même dire : l’expert est celui qui a échoué méthodiquement. En ce sens, l’expert n’est pas celui qui sait quelle est la bonne solution à un problème, mais celui qui a un grand nombre de pistes, et est en capacité de toutes les essayer en acceptant que de nombreuses pistes vont se solder par des échecs. Ce qu’il sait est la somme de tout ce qu’il a essayé et raté.
L’expert, c’est celui qui échoue
Notons ici que cette définition n’est sans doute pas facile à entendre, dans la mesure où nous aurions des hésitations à accorder notre confiance à quelqu’un qui nous expliquerait que son projet est de rechercher méthodiquement l’échec.
De même, les personnes politiques ont toujours un programme, qu’elles s’engagent à appliquer. Aucun candidat ne se présente à une élection en expliquant qu’il n’a pas d’idées, mais s’engage à expérimenter toutes sortes de choses pour ne retenir que ce qui fonctionne.
Plus généralement, une partie importante des acteurs de l’économie conserve une foi vive dans le succès, foi qui est assortie d’une pulsion de généralité envers les positions de chacun : celui qui a réussi une fois réussira toujours, celui qui a échoué est un pestiféré. Sur ce point, les entrepreneurs sont soumis à une vive pression, qui consiste à leur faire éviter l’échec à tout prix – y compris au prix de la possibilité de réussir…
Un autre aspect séduisant de cette définition de l’expert comme un “expert en échec”, c’est qu’elle rappelle qu’un expert est quelqu’un qui fait des choses. Que ces choses soient pratiques ou théoriques. Par exemple, même si Bohr est un théoricien, ses théories sont le concours d’hypothèses et d’expérimentations – il a donc été dans une situation où l’échec est possible.
Les trois genres d’expert
Ce point permet de discerner trois types d’expert : le praticien, le théoricien et le compère.
On peut être un expert car on a vécu des choses : on les a expérimentées et on a un regard critique sur elles, ce qui nous permet de donner un sens à une succession d’événements apparemment sans lien. Ce type d’expert est le praticien : il porte plaies et balafres et ses conseils sont de grande valeur. Leur portée a toutefois une limite nette : il y a de nombreuses manières d’entreprendre et ce qu’il dit peut ne pas s’appliquer à vous. Ses conseils sont généraux, mais ont une grande justesse, souvent.
On peut être expert car on a étudié un secteur. Cette figure théoricienne de l’expert a aussi une très grande valeur : c’est l’expert-comptable, l’avocat, le communicant, le commercial – qui n’est pas un entrepreneur, mais vit de la vente de son expertise à des entrepreneurs.
La somme d’informations qu’il maîtrise est souvent bien plus étendue que celle du praticien – ce qui lui manque, c’est la capacité à appliquer ses conseils, car il est rarement dans la situation pratique de les appliquer. Il conseille des praticiens. Il appartient donc à l’entrepreneur d’évaluer, non pas la précision des conseils de l’expert (cette précision va de soi), mais leur justesse par rapport à sa situation. Il est ainsi logique que chaque expert insiste sur l’importance fondamentale de son domaine dans la bonne gouvernance de l’entreprise. En retour, il est souhaitable que l’entrepreneur parvienne à la sagesse nécessaire pour discerner ce qui s’applique à lui de ce qui ne le concerne pas.
Enfin, on peut être expert car on travaille depuis un temps certain dans un secteur dont on maîtrise les codes. Les conseils de ce genre d’experts sont à la fois généraux, imprécis, et, souvent, sans grande justesse. Par contre, leur position d’autorité permet à ce genre de compère d’assener ses conseils avec force. Mais c’est peut-être là le pire des conseillers, que celui qui propose et impose toujours de reconduire les mêmes recettes – dans la mesure où les recettes finissent toujours par s’épuiser – et la richesse vient de l’innovation.
L’expert, ami et ennemi de l’entrepreneur
Or, ce type d’expert se retrouve être, par la force des choses, l’ennemi de l’innovation. D’ailleurs, au sens de Bohr, cet expert ne serait pas un expert, dans la mesure où il n’a rien expérimenté, échoué, digéré, amélioré, pivoté, repris, réinventé.
Bref, l’expertise peut tuer l’innovation et la faculté d’entreprendre – autant qu’elle peut faire son succès. Que dire à l’entrepreneur pour l’aider face aux experts?
Qu’est bon ce qui marche. Que les conseils de ceux qui ont expérimenté quelque chose sont sans prix. Que, face à un expert “théoricien”, il lui appartient de savoir ce qui s’applique à lui – ce n’est pas à l’expert de décider. Qu’il faut, pour réussir, se mettre dans une position où l’on rencontre très vite le réel, et la possibilité de l’échec.