Une règle semble immuable : tout doit aller vite. Les investisseurs exigent des résultats trimestriels, les réseaux sociaux imposent la réaction instantanée, la technologie accélère les cycles d’innovation. Le dirigeant, pris dans cette spirale, est souvent réduit à un gestionnaire d’urgence permanente.
Et pourtant, à rebours de cette frénésie, une minorité de dirigeants choisit aujourd’hui de réapprendre à penser sur 20 ans, voire plus. Ils réhabilitent le temps long comme horizon stratégique, assumant d’aller à contre-courant d’un capitalisme de l’instant. Le paradoxe est saisissant : dans un monde court, ceux qui s’autorisent la lenteur construisent parfois les réussites les plus durables.
L’ère de l’immédiateté : un piège stratégique
La pression à court terme est devenue systémique. En effet, les marchés financiers évaluent la performance en fonction des résultats trimestriels. Un dirigeant qui « rate » ses chiffres pendant deux trimestres est sanctionné.
Ainsi, les actionnaires exigent des dividendes immédiats, même au détriment des investissements d’avenir.
De même, les consommateurs veulent une livraison en un jour, une innovation permanente, un service instantané et les collaborateurs eux-mêmes, baignés dans une culture de l’instant, demandent des réponses rapides et des évolutions visibles.
Dans ce contexte, il est plus simple d’annoncer un plan sur trois mois que sur vingt ans. Mais cette logique court-termiste a des conséquences : stratégies fragiles, innovation superficielle, perte de sens pour les équipes.
Le retour discret du temps long
Face à ces dérives, certains dirigeants assument désormais un autre récit : celui du temps long. Ils ne renient pas l’urgence mais ils l’intègrent dans une perspective plus vaste.
Le temps long, c’est refuser de confondre vitesse et précipitation. C’est accepter de bâtir des infrastructures, des cultures d’entreprise, des écosystèmes dont les fruits ne seront visibles qu’après dix ou vingt ans.
Exemple 1 : Jeff Bezos et Amazon
Bezos rappelait souvent à ses actionnaires : « Nous sommes obsédés par le long terme. Si vous ne pouvez pas accepter que nous investissions sur sept ans, alors Amazon n’est pas fait pour vous. »
Cette philosophie a permis à l’entreprise de traverser des années déficitaires pour devenir un géant planétaire.
Exemple 2 : Bernard Arnault et LVMH
Le groupe de luxe a misé sur le temps long de la marque. Là où d’autres changent de stratégie marketing tous les deux ans, LVMH investit dans la transmission patrimoniale, la préservation du savoir-faire et une cohérence de style qui traverse les décennies.
Pourquoi certains dirigeants osent penser sur 20 ans
1/ Parce que l’urgence épuise
Le management sous pression permanente provoque burn-out, décisions impulsives, perte de vision. Le temps long redonne une respiration. Il permet d’accepter que tout ne peut être réglé dans l’instant et que certaines semences exigent des années avant de porter leurs fruits.
2/ Parce que la confiance se gagne avec le temps
Les clients, les partenaires et les collaborateurs reconnaissent une entreprise cohérente sur la durée. Dans un monde d’opportunisme, la constance devient un avantage compétitif.
3/ Parce que certaines batailles ne se gagnent qu’avec de la patience
La transition énergétique, la recherche pharmaceutique, l’éducation, les infrastructures : autant de secteurs où le retour sur investissement ne peut pas se mesurer en trimestres. Les dirigeants qui s’autorisent à penser sur 20 ans créent des positions inattaquables.
Le temps long comme discipline
Choisir le temps long n’est pas naturel dans un univers saturé d’immédiateté. C’est une discipline quotidienne qui demande à la fois du courage et de la pédagogie.
Résister à la tentation du « coup »
Il est souvent plus tentant de lancer une opération marketing spectaculaire que de construire une stratégie de marque cohérente. Résister au court-termisme, c’est accepter de décevoir parfois les attentes immédiates pour préserver l’intégrité d’un projet.
Convaincre les parties prenantes
Un dirigeant qui pense sur 20 ans doit convaincre ses actionnaires, ses équipes et ses clients d’adhérer à cette vision. Cela exige de transformer la communication : moins d’annonces éphémères, plus de récits fondateurs.
Savoir arbitrer
Le temps long n’exclut pas la réactivité. Il ne s’agit pas de se réfugier dans une lenteur molle, mais d’intégrer les urgences dans un cap de fond. Comme un capitaine de navire : il ajuste les voiles face au vent, mais la destination reste fixée.
Les bénéfices concrets du temps long
- Innovation profonde. Les projets de rupture (nouvelles énergies, nouvelles biotechnologies, exploration spatiale) nécessitent 10 à 20 ans d’investissement avant de voir le jour.
- Marques durables. Les entreprises qui investissent dans la cohérence identitaire résistent mieux aux modes.
- Talents fidèles. Les collaborateurs sont plus enclins à rester dans une organisation qui offre une vision claire de l’avenir.
- Résilience. Une stratégie de long terme protège mieux contre les crises ponctuelles.
Quand le temps long devient « contre-culturel »
Penser sur 20 ans, aujourd’hui, c’est presque un acte de résistance culturelle. Dans une société qui valorise le « fast », le dirigeant qui parle de patience peut passer pour un rêveur. Pourtant, c’est précisément cette marginalité qui crée de la valeur.
De la même manière qu’un investisseur « value » semble à contretemps dans une bulle spéculative, le dirigeant du temps long paraît déphasé dans l’instant. Mais quand la bulle éclate, ce sont ses fondations qui tiennent.
Les conditions pour réussir à penser sur 20 ans
D’abord, il faut une gouvernance alignée. Si les actionnaires n’acceptent que des résultats trimestriels, la stratégie long terme est impossible.
Ensuite, une mission claire. Plus la raison d’être est solide, plus elle sert de boussole pour maintenir un cap.
Aussi, un leadership courageux est nécessaire. Penser sur 20 ans, c’est parfois perdre des batailles de court terme. Le dirigeant doit accepter l’impopularité ponctuelle.
Enfin, la mise en place de symboles concrets est intéressante. Les grands récits ne suffisent pas : il faut des jalons tangibles (investissements dans des infrastructures, programmes de recherche, engagements environnementaux).
Le temps long à l’épreuve de la crise
La pandémie de Covid-19 a rappelé une évidence : ceux qui n’avaient pensé qu’au court terme se sont retrouvés fragilisés. Les entreprises qui avaient investi depuis des années dans le numérique ou la diversification ont résisté. La crise climatique, plus lente mais plus profonde, impose, elle aussi, un horizon de 20 ans minimum. Le temps long n’est donc pas une option philosophique : c’est une condition de survie.