La fatigue des super-héros

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Derrière l’image flatteuse du leader infatigable, du « super-héros » des temps modernes, se cache une réalité psychologique brutale : le burn-out des dirigeants, managers et entrepreneurs qui veulent être sur tous les fronts. Un phénomène qui interroge le modèle même du leadership.

Le mythe du leader invincible

La figure du « super-héros » en entreprise est devenue une norme implicite. Être dirigeant, c’est être visionnaire, stratège, coach, communicant, gestionnaire de crise… et, de préférence, toujours disponible. Connecté en permanence, cette injonction est renforcée par les outils numériques : messageries instantanées, visioconférences, notifications 24h/24. Mais derrière le masque, il y a une personne avec des limites.

La psychologie organisationnelle décrit ce paradoxe : plus un leader cherche à tout contrôler, plus il se coupe de ses ressources profondes, et plus il devient vulnérable à l’effondrement.

Les signes invisibles de la fatigue des super-héros

Contrairement à ce que l’on croit, le burn-out n’arrive pas brutalement. Il se construit par petites touches, souvent invisibles.

Les chercheurs parlent d’« usure progressive » :

  • Hyper-contrôle : refus de déléguer, peur que les choses soient mal faites sans son intervention.
  • Disponibilité permanente : incapacité à déconnecter, mails et appels jusqu’à tard dans la nuit.
  • Érosion de la motivation : le plaisir du travail disparaît, remplacé par une mécanique épuisante.
  • Isolement émotionnel : pour maintenir l’image du leader fort, la personne cache ses doutes et s’enferme dans une solitude silencieuse.

À ces symptômes s’ajoute souvent un sentiment d’imposture. « Beaucoup de dirigeants épuisés nous disent : “Je joue un rôle, si les autres savaient à quel point je suis au bord du gouffre, ils ne me suivraient plus” », note Éric Dufresne, coach en leadership.

Le super-héros, paradoxalement, finit par se sentir comme un imposteur dans son propre rôle.

Quand l’épuisement détruit le leadership

La fatigue n’est pas seulement un problème individuel. Elle a des conséquences directes sur la qualité du leadership.

Un dirigeant en burn-out décide moins bien : ses choix deviennent impulsifs ou hésitants et communique plus mal (son stress se transmet aux équipes). Il a tendance à ne plus voir l’essentiel et à s’enfermer dans l’opérationnel au lieu de garder une vision stratégique. Cela crée un climat toxique avec des collaborateurs qui sentent son épuisement et l’imitent ou le subissent.

À long terme, cela fragilise toute l’organisation. Des études récentes montrent que le burn-out d’un leader augmente de 25 % le risque de turn-over dans son équipe. L’épuisement est donc contagieux.

Pourquoi ce modèle persiste-t-il ?

On pourrait penser que la société moderne, plus consciente des enjeux de santé mentale, aurait corrigé ce travers. Mais la culture du « super-héros » persiste.

Trois raisons principales :

1/ Le culte de la performance : dans un environnement concurrentiel, afficher sa fatigue est perçu comme une faiblesse.

2/ La valorisation de la disponibilité : être joignable en permanence est souvent confondu avec l’efficacité.

3/ Le manque de formation psychologique des leaders : peu d’écoles de management enseignent la régulation émotionnelle, la délégation intelligente ou la prévention du burn-out.

En somme, on apprend aux dirigeants à porter une cape, mais rarement à l’enlever.

Les stratégies réelles qui sauvent

Alors, comment éviter que le mythe du super-héros ne se transforme en tragédie silencieuse ? Les solutions existent, mais elles supposent un changement de posture radical. Voici celles qui, selon la recherche et les témoignages, fonctionnent réellement.

1/ Déléguer, vraiment déléguer

Beaucoup de dirigeants pensent déléguer… alors qu’ils se contentent de déléguer les tâches secondaires tout en gardant le cœur de toutes les décisions.

La délégation véritable suppose deux choses : la confiance (accepter que quelqu’un fasse différemment) et l’acceptation du lâcher-prise.

Un CEO interrogé dans une enquête Harvard Business Review le résumait ainsi : « Le jour où j’ai compris que mon rôle n’était pas de répondre à tous les problèmes mais d’apprendre à mes équipes à répondre sans moi, j’ai retrouvé ma santé. »

2/ Mettre des frontières au temps

Fixer des horaires de déconnexion, même en tant que dirigeant, n’est pas un luxe mais une discipline.

Certains adoptent la « règle des deux soirées » : deux soirs par semaine sans mails ni travail. D’autres instaurent un rituel de fin de journée (fermer l’ordinateur, écrire les trois priorités du lendemain) pour signaler au cerveau que la journée est finie.

Les neurosciences montrent que le repos n’est pas une perte de temps, mais une condition de la performance cognitive. Un cerveau reposé prend de meilleures décisions.

3/ Construire un réseau de pairs

La solitude du leader est l’un des facteurs majeurs du burn-out.

Participer à des cercles de dirigeants, échanger sans masque avec d’autres personnes confrontées aux mêmes pressions, permet de normaliser ses émotions et de rompre l’isolement.

4/ Travailler sur son identité de leader

Beaucoup d’épuisements viennent d’une confusion : le leader croit être son rôle. Quand le rôle vacille, il s’effondre.

La clé consiste à se redéfinir autrement : être aussi parent, ami, passionné de sport, citoyen. Plus l’identité est diversifiée, moins le choc professionnel détruit la personne.

C’est ce que les psychologues appellent la « résilience identitaire ».

5/ Pratiquer l’auto-compassion

Concept encore méconnu dans le monde du management, l’auto-compassion consiste à se traiter avec la même bienveillance qu’on le ferait pour un collaborateur.

Au lieu de se dire « Je ne suis pas à la hauteur », apprendre à se dire « Je fais de mon mieux dans des conditions difficiles ».

Les recherches de Kristin Neff, pionnière sur le sujet, montrent que l’auto-compassion réduit drastiquement le risque de burn-out en diminuant la rumination mentale.

6/ Prendre soin du corps comme d’un outil de leadership

Sommeil, nutrition, activité physique : ces fondamentaux sont souvent négligés par les dirigeants au profit de leur agenda. Or, ils sont la base même du leadership durable.

Un dirigeant qui dort mal prend des décisions biaisées, un leader qui néglige son corps envoie un message contradictoire à ses équipes.

De plus en plus d’entreprises introduisent des programmes de mindfulness, de sport collectif ou même de coaching nutritionnel pour leurs dirigeants.

De la fatigue individuelle à un enjeu collectif

La fatigue des super-héros n’est pas seulement un problème personnel. C’est une question de gouvernance.

Un leader qui s’effondre entraîne son organisation dans une zone de turbulence. À l’inverse, un leader qui prend soin de lui transmet une culture plus saine et durable à toute son équipe.

Certaines entreprises commencent à l’intégrer dans leur modèle avec des formations au management durable pour les cadres supérieurs, l’intégration d’indicateurs de bien-être des dirigeants dans la gouvernance ainsi que la valorisation des leaders qui savent se préserver plutôt que s’épuiser.

Il s’agit d’une révolution culturelle : passer du culte du héros solitaire à la reconnaissance du leader humain.

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