Quand persévérer ne suffit pas. Dans l’imaginaire collectif, le dirigeant idéal est un marathonien de la volonté. Celui qui, coûte que coûte, avance, franchit les obstacles, s’acharne. Les biographies de grands entrepreneurs regorgent d’anecdotes où la ténacité fait figure de vertu cardinale. Pourtant, la simple persévérance brute n’est pas toujours gage de réussite. Trop d’acharnement peut conduire au déni, à l’aveuglement, voire au naufrage.
À l’inverse, céder trop vite, abandonner au premier obstacle, condamne bien souvent un projet prometteur. Entre ces deux extrêmes se trouve un équilibre subtil : celui de la persévérance contrôlée. Un art qui consiste à maintenir le cap avec constance tout en sachant ajuster son effort, réévaluer ses choix et reconnaître le moment où l’obstination devient contre-productive.
Cet article explore cette posture paradoxale mais essentielle, à travers des analyses, des témoignages et des exemples concrets, afin de proposer aux dirigeants une grille de lecture pratique pour incarner cette persévérance lucide.
Persévérer : le moteur fondateur de l’entrepreneur
Derrière chaque création d’entreprise se cache une histoire de persistance. Monter un projet, convaincre ses premiers clients, trouver des financements : autant d’épreuves qui exigent de tenir bon malgré les refus et les doutes.
Selon une étude de la Harvard Business School, près de 65 % des entrepreneurs affirment que la persévérance est le premier facteur qui a permis à leur entreprise de survivre aux deux premières années. C’est aussi un moteur psychologique : continuer, malgré les difficultés, c’est s’affirmer contre les vents contraires.
On retrouve cette conviction dans les récits de figures emblématiques. Elon Musk a essuyé trois échecs de lancement avant que SpaceX ne réussisse son premier vol orbital. Howard Schultz, fondateur de Starbucks, a été refusé par plus de 200 investisseurs avant de trouver son premier financement. Ces trajectoires racontent une même chose : sans endurance, aucun projet n’atteint la maturité.
Mais cette vision héroïque peut être trompeuse. Car persévérer sans discernement, c’est aussi risquer de s’entêter dans une voie vouée à l’échec.
Les dangers de l’acharnement
Un dirigeant n’est pas seulement un « sprinteur de l’effort ». Il est aussi un stratège. Or, la frontière entre persévérance et entêtement peut être mince.
Plusieurs chercheurs en psychologie organisationnelle parlent du « biais d’escalade de l’engagement ». Ce phénomène survient lorsqu’un dirigeant continue d’investir temps, argent et énergie dans un projet défaillant, simplement parce qu’il y a déjà investi trop de ressources. C’est une logique de justification a posteriori : « Je ne peux pas abandonner, car j’y ai déjà consacré tant d’efforts ».
Les exemples sont légion. Kodak, convaincue que l’argentique resterait indétrônable, a persisté trop longtemps dans une stratégie dépassée, ratant le virage du numérique qu’elle avait pourtant inventé. Nokia, dans les années 2000, s’est obstinée à miser sur son système d’exploitation maison, refusant d’adopter Android, jusqu’à se voir marginalisée.
Dans ces cas, la persévérance n’était plus une vertu, mais une prison cognitive. Elle a conduit à des décisions rigides et, in fine, à l’échec.
La persévérance contrôlée : un équilibre dynamique
Alors, comment persévérer sans s’aveugler ? La réponse réside dans la notion de persévérance contrôlée. Elle ne s’apparente ni à l’abandon opportuniste ni à l’entêtement aveugle, mais à un ajustement permanent entre conviction et adaptation.
Trois piliers permettent de l’incarner :
1. La clarté de vision
Persévérer contrôlé, c’est d’abord savoir ce qui mérite d’être poursuivi. Avoir une vision claire, un cap stratégique, permet de distinguer ce qui relève des obstacles temporaires (qui nécessitent ténacité) et ce qui relève des impasses structurelles (qui nécessitent pivot).
2. L’art de l’ajustement
Le dirigeant persévérant contrôlé est celui qui ajuste son effort. Il teste, mesure, réoriente. Il n’abandonne pas au premier revers, mais il ne persiste pas indéfiniment dans une voie stérile. Cette posture suppose un rapport souple à l’échec : chaque erreur est une information.
3. Le contrôle émotionnel
La persévérance brute est souvent alimentée par l’ego : vouloir prouver que l’on avait raison. La persévérance contrôlée exige au contraire une capacité à mettre son ego de côté. Reconnaître que l’on s’est trompé n’est pas une faiblesse, mais une compétence de survie.
Témoignages : quand persévérer contrôlé change la donne
L’entrepreneur qui pivote sans renoncer
Frédéric Mazzella, fondateur de BlaBlaCar, raconte souvent que sa première idée n’était pas le covoiturage longue distance, mais une plateforme d’optimisation des trajets pour les flottes de véhicules. Faute d’intérêt suffisant, il a su réorienter son projet tout en gardant la même vision : rendre les déplacements plus accessibles. Ce pivot stratégique illustre parfaitement la persévérance contrôlée : il n’a pas abandonné son rêve, mais il a accepté de changer de chemin.
La dirigeante qui persiste dans la durée
Isabelle Kocher, ancienne directrice générale d’Engie, a mené pendant plusieurs années la transformation du groupe vers les énergies renouvelables. Face à des résistances internes et externes, elle a maintenu le cap avec persévérance, mais en adaptant constamment ses arguments et ses alliances. Sa démarche relevait moins de l’acharnement que d’une persistance flexible, tenant compte des équilibres politiques et économiques.
La métaphore du funambule
Pour comprendre la persévérance contrôlée, une métaphore s’impose : celle du funambule. Sur son fil, il doit avancer, pas à pas, avec une constance inébranlable. Mais chaque pas exige aussi des micro-ajustements. Un déséquilibre n’entraîne pas la chute s’il est compensé à temps.
Le dirigeant, de même, avance sur un fil tendu entre deux abîmes :
- D’un côté, l’abandon prématuré.
- De l’autre, l’obstination aveugle.
Son art consiste à maintenir l’élan sans tomber dans aucun des deux travers.
Outils pratiques pour cultiver la persévérance contrôlée
Comment, concrètement, un dirigeant peut-il intégrer cette posture dans son quotidien ?
- Mettre en place des indicateurs objectifs
Trop souvent, les décisions reposent sur l’intuition ou l’émotion. Fixer des critères de réussite clairs (chiffre d’affaires, taux d’adoption, satisfaction client) permet de décider rationnellement si un projet mérite d’être poursuivi ou réorienté.
- Instaurer des temps de recul
Le quotidien du dirigeant pousse à l’action permanente. Or, contrôler sa persévérance nécessite de s’arrêter régulièrement pour évaluer la pertinence du cap. Des « comités stratégiques » trimestriels, par exemple, peuvent servir de points de réévaluation.
- Encourager la contradiction
L’entêtement naît souvent du manque de contre-pouvoirs. S’entourer de personnes capables de dire « non », de challenger la stratégie, est une manière de ne pas tomber dans l’auto-aveuglement.
- Pratiquer la discipline émotionnelle
Méditation, sport, coaching : peu importe la méthode, mais garder une stabilité émotionnelle est essentiel pour distinguer la persévérance rationnelle de l’obstination affective.
Quand savoir arrêter ?
La persévérance contrôlée n’exclut pas l’arrêt. Au contraire, savoir mettre fin à un projet, c’est parfois la meilleure preuve de lucidité.
La règle des investisseurs en capital-risque est éclairante : ils savent que sur dix projets, sept échoueront, deux survivront modestement, et un seul deviendra un succès majeur. Leur sagesse consiste à « couper les pertes » tôt pour libérer de l’énergie sur les projets viables.
Pour un dirigeant, arrêter une activité non rentable n’est pas un échec, mais une réallocation intelligente des ressources. C’est la condition pour que la persévérance s’applique là où elle est utile.
La persévérance contrôlée, une posture d’avenir
À l’heure où l’incertitude économique, climatique et géopolitique devient la norme, la persévérance contrôlée est plus que jamais un art nécessaire. Les cycles de transformation sont rapides, les crises se succèdent. Dans cet environnement, seul celui qui sait conjuguer constance et souplesse peut espérer durer.
Un proverbe japonais dit : « Tomber sept fois, se relever huit ». La sagesse moderne du dirigeant pourrait l’amender ainsi : « Tomber sept fois, se relever huit… mais pas toujours au même endroit. »