Le 15 avril 2024, à Paris, dans une salle comble de l’Académie du Climat, une centaine d’entrepreneurs, d’élus et de citoyens écoutent en silence un économiste belge expliquer pourquoi “le PIB ne reviendra plus jamais à ses niveaux d’avant”.
Loin de la salle, dans les grands centres financiers, les indicateurs boursiers vacillent depuis des mois. Crises énergétiques, tensions géopolitiques, raréfaction des ressources, pression climatique : le récit d’un progrès linéaire et infini semble se fissurer.
“Ce qui est fascinant”, confie Claire Guérin, fondatrice de l’atelier d’upcycling Re-Créer, “c’est que cette contrainte, loin de m’empêcher d’innover, me pousse à imaginer des solutions auxquelles je n’aurais jamais pensé. Je ne peux pas acheter davantage de matières premières ? Très bien, je vais transformer les déchets des autres en trésors.”
Son sourire ne masque pas la lucidité : entreprendre aujourd’hui, c’est accepter que la croissance telle que nous l’avons connue — chiffres qui montent, volumes qui explosent, marchés qui s’ouvrent sans fin — appartient au passé.
Mais c’est peut-être aussi accepter que la décroissance volontaire devienne un terrain fertile pour les esprits les plus créatifs.
Décroissance : la fin d’un mythe, ou le début d’un autre ?
Pendant longtemps, décroissance a été un mot tabou. Il évoquait pour beaucoup un retour en arrière, une perte de confort, voire un effondrement économique.
Pourtant, de plus en plus de voix rappellent que la croissance perpétuelle est une impossibilité physique dans un monde fini.
Le chercheur américain Jason Hickel, auteur de Less is More, résume la situation : “Nous devons concevoir des économies qui prospèrent sans dépendre de l’augmentation constante de la production matérielle. Cela ne veut pas dire vivre moins bien, mais vivre mieux avec moins.”
Ce changement de paradigme ne signifie pas la fin de l’activité entrepreneuriale. Au contraire : il ouvre un espace inédit pour inventer des modèles qui n’ont plus pour finalité première la maximisation des profits, mais la création de valeur durable, résiliente, et régénératrice.
De la contrainte à l’opportunité : trois trajectoires
En interrogeant une dizaine de dirigeants qui se revendiquent “post-croissance”, trois trajectoires reviennent régulièrement.
1/ La transformation circulaire
C’est l’axe le plus visible. On ne produit plus en flux tendu depuis des ressources neuves, mais à partir de ce qui existe déjà.
À Lille, Loop Machines fabrique des imprimantes 3D industrielles qui n’utilisent que du plastique recyclé localement, collecté dans un rayon de 50 km. “La contrainte géographique nous oblige à être inventifs sur les matériaux”, explique son fondateur, Malik Renard. “Cela nous donne aussi une identité très forte : nos clients savent exactement d’où viennent nos matières premières.”
2/ L’économie de la fonctionnalité
Au lieu de vendre un produit, on vend un usage. C’est le cas de Cycléo, une start-up lyonnaise qui ne vend pas de vélos électriques, mais un abonnement incluant vélo, entretien, réparation et assurance.
L’entreprise ne gagne pas à pousser à la surconsommation, mais à prolonger la durée de vie de chaque vélo.
“Notre modèle est plus stable en période de crise, car il repose sur un lien de confiance avec nos clients et non sur des volumes de vente toujours croissants”, note sa cofondatrice, Sophie Martinez.
3/ Le localisme intensif
Produire moins loin, mais mieux. À Brest, la coopérative alimentaire Les Racines de Demain s’est fixé comme objectif de ne proposer que des produits cultivés ou fabriqués dans un rayon de 80 km.
“En supprimant les longues chaînes logistiques, on gagne en résilience et on réduit notre empreinte carbone”, explique son président, Yann Le Gall.
Là encore, la contrainte est un moteur : la carte des produits change selon les saisons, ce qui nourrit la créativité culinaire de leurs clients restaurateurs.
Innover sans croissance : un sport d’élite
Certains économistes préviennent : “La décroissance ne fera pas disparaître les inégalités, et entreprendre dans ce contexte reste difficile.”
Les financements traditionnels, calibrés pour des business plans à forte croissance, sont rarement adaptés à des modèles qui plafonnent volontairement leur expansion.
C’est le dilemme qu’a rencontré Élodie Farhi, fondatrice de Répare-moi ça, un réseau d’ateliers de réparation d’objets électroménagers : “Les banques me demandaient un plan pour multiplier par dix mon chiffre d’affaires en cinq ans. Mais moi, je voulais juste multiplier par dix mon impact social, pas mes ventes d’objets neufs.”
Elle s’est tournée vers un financement participatif citoyen, avec un rendement non pas en dividendes, mais en réductions et en accès gratuit aux ateliers.
Ce type de mécanisme, encore marginal, pourrait devenir central si la logique post-croissance gagne du terrain.
Les freins culturels : le poids du récit de l’abondance
Si le changement de modèle est possible, il se heurte à un obstacle culturel majeur : la croyance profondément ancrée que “plus” signifie toujours “mieux”.
“Depuis des décennies, on associe le succès d’une entreprise à sa croissance chiffrée”, souligne l’historienne de l’économie Anaïs Bréant. “Changer ce réflexe demande un travail narratif énorme. Les entrepreneurs post-croissance doivent réinventer le langage même du succès.”
C’est pourquoi certains choisissent de se présenter non comme des “entreprises décroissantes”, mais comme des “entreprises régénératives”, “à impact net positif” ou “libérées de la croissance obligatoire”.
Les mots comptent : ils façonnent l’imaginaire collectif.
Les visionnaires du futur : des entrepreneurs-artisans
On pourrait croire que ce modèle attire uniquement de petites structures artisanales. Mais ce n’est plus le cas.
En Allemagne, le fabricant de vêtements Vaude a intégré dans sa stratégie l’objectif de réduire sa production globale, tout en améliorant la qualité et la réparabilité de chaque pièce. Résultat : un chiffre d’affaires stable depuis trois ans, mais une marge brute en hausse grâce à la fidélité client et à la baisse des coûts liés aux invendus.
Ces entrepreneurs ressemblent plus à des artisans qu’à des capitaines d’industrie : ils travaillent sur la durabilité, la précision, l’excellence dans un champ limité, plutôt que sur l’expansion territoriale à tout prix.
Ils savent que leur entreprise est un organisme vivant, pas une machine à grossir sans fin.
Décroissance et haute technologie : un paradoxe fécond
La décroissance ne rime pas avec rejet du progrès technique.
Les logiciels libres, l’impression 3D locale, l’agriculture de précision, l’intelligence artificielle décentralisée… autant de technologies qui permettent d’optimiser l’usage des ressources et de produire mieux avec moins.
À Barcelone, le Fab City Hub développe des modèles urbains où 50 % des biens consommés sont produits localement grâce à des micro-usines et des réseaux collaboratifs.
“Ici, la technologie est un outil de sobriété, pas un moteur de surconsommation”, insiste Marta Llorens, l’une des coordinatrices.
Un terrain de jeu, pas un champ de ruines
Face aux crises, certains voient la décroissance comme une perte inévitable. D’autres y voient un espace de liberté inédit :
- liberté de s’affranchir des objectifs absurdes dictés par des investisseurs uniquement obsédés par la croissance.
- liberté de construire des entreprises ancrées dans un territoire, résilientes aux chocs mondiaux.
- liberté d’innover non pas pour “vendre plus”, mais pour “vivre mieux”.
“Quand on sort de l’obsession de grossir, on retrouve le plaisir de créer”, résume Claire Guérin, l’entrepreneuse en upcycling. “On joue dans un autre championnat : celui de l’élégance, de la pertinence et de la pérennité.”
Vers une économie de la maturité
L’histoire économique pourrait être sur le point de tourner une page.
Après l’enfance (l’ère artisanale) et l’adolescence (l’ère industrielle de la croissance explosive), nous entrons peut-être dans l’âge adulte : celui de la maturité, où l’on reconnaît les limites et où l’on agit en connaissance de cause.
Ce basculement ne se fera pas du jour au lendemain. Il demandera de nouvelles structures de financement, une refonte des indicateurs de performance, et surtout, un changement profond de mentalité.
Mais comme toute transformation, il commence par quelques pionniers.