L’art de l’errance : quand les détours et l’ennui créatif nourrissent les idées d’entreprise

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Aujourd’hui, tout semble organisé autour de la performance, de la méthode, de la productivité. Les dirigeants sont abreuvés de recettes d’efficacité, de routines optimisées, de « time management » calibré à la minute. Pourtant, à l’opposé de cette injonction à la maîtrise, une autre voie s’impose peu à peu : celle de l’errance.

Errer, c’est se perdre volontairement, accepter les détours, voyager sans but précis, s’offrir le luxe de l’ennui. Autant de pratiques qui paraissent contre-productives dans un monde où chaque seconde doit « créer de la valeur ». Et pourtant, de plus en plus de dirigeants redécouvrent que c’est dans ces moments suspendus, désordonnés, que surgissent les idées les plus fécondes.

L’errance, loin d’être une perte de temps, devient un art stratégique : un espace mental où l’imprévu nourrit l’innovation.

La dictature de l’efficacité : obstacle à la créativité

Depuis plusieurs décennies, la culture managériale glorifie la rationalité. Les méthodes lean, l’agilité, les indicateurs de performance et les plannings serrés visent à éliminer toute « perte de temps ». Mais cette obsession de l’efficacité a un coût caché : elle réduit la place du hasard, de l’inattendu, du flottement. Or, la créativité naît souvent précisément là où rien n’était prévu.

L’errance comme stratégie implicite de découverte

Dans l’histoire de l’innovation, l’errance joue un rôle discret mais décisif.

  • Christophe Colomb cherchait une nouvelle route vers l’Inde et a découvert l’Amérique : l’exemple par excellence du détour fécond.
  • Alexander Fleming a trouvé la pénicilline en laissant traîner une boîte de culture oubliée.
  • Steve Jobs racontait que ses cours de calligraphie, suivis par curiosité sans objectif clair, avaient inspiré la typographie révolutionnaire du premier Macintosh.

Dans chacun de ces cas, la découverte est née d’un chemin de traverse, d’un « temps perdu » qui a ouvert une voie imprévisible.

Pourquoi l’errance est féconde pour les dirigeants ? 

1/ Elle libère du cadre : les dirigeants sont prisonniers de leurs responsabilités. Tout agenda est planifié, chaque heure est optimisée. L’errance casse cette logique, ouvre une brèche où l’esprit peut respirer et explorer.

2/ Elle favorise la sérendipité : La sérendipité – trouver ce qu’on ne cherchait pas – suppose de se confronter à l’imprévu. C’est dans un détour de voyage, une conversation fortuite, une flânerie urbaine que surgit l’idée imprévue.

3/ Elle reconnecte à l’intuition : Le dirigeant moderne est souvent submergé de données, d’analyses chiffrées, de dashboards. L’errance, en réduisant ce flux, permet de réécouter son intuition, cette intelligence non rationnelle mais indispensable aux grandes décisions.

4/ Elle stimule l’ennui créatif : L’ennui, loin d’être un défaut, est un moteur. Les neurosciences montrent que lorsque le cerveau « s’ennuie », il active le réseau par défaut, zone associée à l’imagination et à la créativité. Sans temps morts, pas de jaillissement d’idées.

Ainsi, J.K. Rowling a imaginé Harry Potter lors d’un trajet en train retardé, dans un état de rêverie forcée. De même Richard Branson affirme trouver ses meilleures idées non pas en réunion, mais lors de ses voyages, lorsqu’il se laisse dériver en conversation avec des inconnus.

Comment pratiquer l’art de l’errance quand on est dirigeant ?

Il ne suffit pas de se déclarer favorable aux détours pour en récolter les fruits. Il faut créer les conditions de l’errance.

1/ Voyager sans plan

Au lieu d’organiser chaque déplacement comme une tournée de prospection, certains dirigeants s’autorisent des voyages « gratuits » : explorer une ville sans agenda, assister à un festival sans rapport direct avec leur métier, marcher sans destination.

2/ S’autoriser l’ennui

Éteindre son téléphone, s’asseoir sans objectif, laisser l’esprit divaguer. Cela peut sembler insupportable pour des personnalités habituées à l’action. Mais c’est dans ces vides que se tissent des connexions nouvelles.

3/ Multiplier les détours culturels

Lire en dehors de sa spécialité, rencontrer des artistes, assister à des conférences qui n’ont rien à voir avec son secteur. L’errance intellectuelle est aussi puissante que l’errance physique.

4/ Intégrer des « zones de gratuité » dans l’agenda

Certaines entreprises innovantes instituent des journées où les collaborateurs peuvent travailler sur ce qu’ils veulent, sans contrainte de résultat. Google avait popularisé cette pratique avec ses « 20 % de temps libre », qui ont donné naissance à Gmail et à d’autres produits phares.

L’errance face à la culture du résultat

Évidemment, l’art de l’errance se heurte à la logique dominante : celle de la productivité mesurable. Comment justifier auprès d’un conseil d’administration que le dirigeant s’est promené sans but ?

La réponse tient dans la distinction entre efficacité immédiate et fertilité à long terme. L’errance ne produit pas toujours des résultats tangibles à court terme. Mais elle enrichit le terreau de l’imagination, ce qui, à long terme, nourrit des ruptures stratégiques.

Un investisseur avisé devrait accepter qu’une part du temps du dirigeant soit consacrée à cette exploration improductive en apparence, mais indispensable en profondeur.

Bénéfices VS dangers : 

Malgré des bénéfices certains, tout n’est pas idyllique. L’errance peut devenir fuite ou dispersion. Elle doit rester un outil maîtrisé.

Les bénéfices : 

  • Innovation radicale. Les idées de rupture ne surgissent pas dans la routine planifiée, mais dans le hasard.
  • Renouvellement de la vision. L’errance casse les biais cognitifs, permet de voir autrement.
  • Création de liens inattendus. Les détours amènent à rencontrer des acteurs hors du réseau habituel.
  • Préservation de l’équilibre personnel. L’errance, en rompant avec la tension permanente, protège le dirigeant de l’épuisement.

Les dangers : 

  • Trop d’errance peut désorienter une organisation.
  • Elle exige d’être réintégrée dans une stratégie globale : l’idée née d’un détour doit être traduite en action concrète.
  • Elle ne doit pas servir de prétexte à l’indécision permanente.

L’art de l’errance n’est pas le chaos. C’est un dosage subtil entre liberté et retour au cap.

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