Quand les entreprises s’organisent sans patron : fiction ou avenir possible ?

Si aujourd’hui l’autorité verticale et la hiérarchie traditionnelle semblent parfois sclérosées, où les jeunes générations revendiquent davantage d’autonomie et de sens, une question commence à gagner en résonance  au sein des entreprises : peut-on vraiment fonctionner sans patron ? Ou plus précisément, peut-on s’organiser collectivement sans qu’une figure unique ou un groupe restreint de décideurs dirige l’ensemble ?

Longtemps, l’entreprise a été synonyme de hiérarchie pyramidale : un patron au sommet, des managers intermédiaires, puis les équipes terrain. Cette structure, héritée de la révolution industrielle, a permis la croissance économique et l’efficacité à grande échelle. Pourtant, à l’heure de la transformation numérique, de la montée en puissance des réseaux sociaux, et des revendications pour plus de sens et de participation, les modèles d’organisation horizontaux se développent et bousculent les certitudes.

Une remise en cause fondamentale du pouvoir vertical

Le pouvoir vertical, incarné par le « patron », est aujourd’hui questionné sur plusieurs fronts. D’abord, parce que l’accélération du monde exige une agilité que la hiérarchie lourde freine souvent. Ensuite, parce que les collaborateurs, notamment les plus jeunes, veulent s’impliquer autrement, se sentir acteurs de leur travail et non plus de simples exécutants. Enfin, parce que les nouvelles technologies rendent possible la coordination sans besoin d’un contrôle strict.

Les formes d’organisation « sans patron » ne sont pas une pure invention contemporaine. On trouve des traces d’organisations autogérées dans les coopératives ouvrières du début du XXe siècle, ou dans certaines communautés hippies des années 1960-70. Mais l’enjeu aujourd’hui est de savoir si ces modèles peuvent s’appliquer à grande échelle, dans un contexte concurrentiel, et avec des exigences fortes de performance.

L’holacratie : un des modèles les plus emblématiques

Parmi les systèmes d’organisation horizontaux, l’holacratie est sans doute celui qui a le plus attiré l’attention médiatique et professionnelle ces dernières années. Conçue au début des années 2000 par Brian Robertson, cette méthode vise à remplacer la hiérarchie traditionnelle par un système de cercles autonomes, chacun responsable d’une mission claire.

Dans une entreprise en holacratie, il n’y a plus de « patron » à proprement parler. Les décisions sont prises par les rôles, qui peuvent être joués par une ou plusieurs personnes, et qui évoluent constamment selon les besoins. Chaque rôle a une responsabilité spécifique, et les conflits sont gérés par des processus formalisés, garantissant transparence et efficacité.

Cette méthode a séduit des entreprises innovantes comme Zappos, la célèbre société américaine de vente en ligne, qui s’est lancée dans l’holacratie en 2014. Leurs dirigeants affirment que ce système favorise l’engagement des salariés et permet une meilleure adaptation rapide aux changements du marché.

Cependant, l’holacratie est loin d’être une panacée. Plusieurs études et témoignages font état de difficultés à mettre en œuvre cette méthode, notamment un risque d’« usine à process » où les réunions et procédures deviennent très chronophages. Le passage d’un management traditionnel à une organisation sans chef nécessite aussi un changement culturel profond qui n’est pas toujours accepté par tous.

Les DAO : une organisation décentralisée par la technologie blockchain

Si l’holacratie repose sur des processus et des règles internes, un autre modèle radicalement horizontal s’appuie sur la technologie blockchain pour fonctionner : les DAO, ou « organisations autonomes décentralisées ».

Une DAO est une organisation gérée collectivement, sans autorité centrale, où les décisions sont prises par consensus des membres via des contrats intelligents (smart contracts) sur une blockchain. Ces organisations peuvent gérer des fonds, prendre des décisions stratégiques, embaucher ou lancer des projets, tout cela de manière transparente et automatisée.

Née dans l’univers des cryptomonnaies, la DAO a commencé à s’ouvrir à des usages plus larges, comme la gestion de communautés, la finance décentralisée, ou même la gouvernance de projets artistiques.

Le modèle des DAO interroge profondément la notion même d’autorité. En effet, la technologie garantit qu’aucun acteur individuel ne peut imposer sa volonté sans l’accord des autres. Cela ouvre la voie à une démocratie directe et horizontale, sans chef, reposant sur la confiance dans le code plutôt que dans les individus.

Cependant, la jeunesse du concept et les limites techniques actuelles — notamment la complexité des interfaces, la lenteur des prises de décision collective et les questions de responsabilité légale — freinent encore une adoption massive.

Les collectifs autogérés : un modèle humain et pragmatique

Au-delà des modèles codifiés, de nombreuses entreprises, petites ou moyennes, expérimentent des modes d’organisation plus horizontaux sans nécessairement s’inscrire dans une méthode définie. Ces collectifs autogérés fonctionnent souvent sur le principe de l’égalité formelle entre tous les membres, de la transparence, et d’une gouvernance partagée.

En France, les coopératives Scop (Sociétés coopératives et participatives) sont un exemple bien connu : les salariés sont associés majoritaires et participent activement à la prise de décision. Plus largement, de nombreuses start-ups adoptent une gouvernance collaborative, où les décisions stratégiques se prennent en assemblées ou par vote.

Ces structures mettent en avant des bénéfices humains considérables : motivation renforcée, sentiment d’appartenance, créativité accrue. Mais la gestion collective peut aussi s’avérer plus lente, et demande une forte maturité démocratique. Le risque que des conflits non réglés paralysent l’organisation.

Un avenir pour l’entreprise sans patron ?

Alors, ces modèles d’organisation sans patron sont-ils une fiction idéaliste ou un avenir possible pour les entreprises ?

D’abord, il faut souligner que ces alternatives ne sont pas réservées à un secteur ou une taille d’entreprise. Bien que les grandes structures restent majoritairement hiérarchiques, certaines entreprises de taille moyenne, voire des grandes, tentent d’intégrer des principes horizontaux, par exemple en développant des équipes autonomes ou des modes de prise de décision plus collaboratifs.

Ensuite, la pression sociale et technologique pousse clairement vers plus de décentralisation. Le télétravail, la multiplication des plateformes collaboratives, la montée des aspirations à davantage de sens, tout cela ouvre la voie à des formes d’organisation plus fluides.

Mais un modèle « sans patron » au sens strict, c’est-à-dire sans aucune forme d’autorité, est difficile à imaginer à grande échelle, notamment dans des secteurs à forte régulation, à risque élevé, ou nécessitant une coordination rapide et efficace.

Enfin, l’organisation horizontale n’est pas nécessairement synonyme d’absence de leadership. Ce que ces modèles remettent en cause, c’est le monopole du pouvoir décisionnel, et la notion de chef autoritaire. À la place, ils favorisent un leadership distribué, où chacun peut porter la voix d’un projet, d’une mission, ou d’une compétence.

Témoignages d’acteurs de terrain

Pour mieux comprendre les réalités de ces modèles, plusieurs entrepreneurs et experts expliquent.

Claire Dubois, fondatrice d’une start-up parisienne fonctionnant en holacratie, raconte : « Au début, c’était un vrai défi. Beaucoup de nos collaborateurs étaient habitués à un patron qui donne des directives. Mais progressivement, on a vu une montée en responsabilité individuelle et collective. Ce n’est pas parfait, ça demande un travail quotidien, mais c’est une dynamique très riche. »

Marc Lefèvre, spécialiste des DAO, souligne : « La technologie blockchain permet de penser autrement la gouvernance. Les DAO ne sont pas encore un modèle dominant, mais ils préfigurent une organisation plus transparente, plus juste. La vraie question est l’adoption et la capacité à créer des interfaces humaines compréhensibles. »

Julie Martin, directrice d’une Scop dans le secteur de l’artisanat, insiste sur la dimension humaine : « Être sans patron, c’est avant tout un engagement collectif. C’est accepter de partager le pouvoir, les responsabilités, et les tensions. Ce n’est pas toujours simple, mais c’est profondément gratifiant. »

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