Et si votre entreprise était une maison ? Archétypes, pièces, secrets et fondations

Un exercice de projection métaphorique pour analyser la structure, les relations et les dysfonctionnements.

Un matin d’atelier, un mur invisible tombe

Dans la salle vitrée d’un cabinet de conseil parisien, une dizaine de dirigeants sont assis autour d’une table. Devant eux, pas de PowerPoint, pas de graphiques ni d’audit financier. Seulement une question, presque déconcertante, posée par la consultante qui les accompagne : « Si votre entreprise était une maison, à quoi ressemblerait-elle ? »

Sur le moment, les visages oscillent entre amusement et perplexité. L’un parle d’un château ancien « solide mais avec des recoins poussiéreux ». Une autre évoque un loft lumineux « mais où il manque des portes pour préserver l’intimité ». Un troisième, plus sombre, décrit « une maison en travaux éternels, avec des échafaudages qui cachent les fissures ».

Ce jeu d’apparence anodine va pourtant révéler en quelques minutes ce que des mois de rapports internes n’avaient pas su dire : la manière dont les membres de l’entreprise perçoivent ses forces, ses failles et ses relations internes.

Pourquoi cette métaphore fonctionne si bien

La maison est l’un des symboles les plus universels et chargés de sens. On y projette spontanément des images de sécurité, d’appartenance, mais aussi d’histoire, d’usure ou de désordre. En demandant à un dirigeant de décrire son entreprise comme une maison, on libère son imaginaire tout en révélant son inconscient organisationnel.

« C’est un outil projectif très puissant », explique Julien Morel, psychologue du travail et coach d’équipe. « Quand vous parlez d’un bâtiment, vous pouvez vous autoriser à dire des choses que vous ne diriez jamais frontalement sur votre structure ou vos collègues. Dire “le toit fuit” est plus facile que d’affirmer “notre direction est déconnectée de la base”. Pourtant, c’est souvent la même idée derrière. »

Les archétypes d’entreprises-maisons

Au fil des accompagnements, certaines images reviennent avec une régularité frappante. Elles dessinent une galerie d’archétypes qui, chacun, racontent une histoire d’organisation.

1/ Le manoir familial

Grande bâtisse ancienne, pièces multiples, portraits aux murs. Les traditions y sont fortes, parfois au point d’étouffer l’innovation. Les fondateurs ou leurs descendants occupent toujours les pièces maîtresses. Les couloirs sont remplis de souvenirs, mais les portes sont parfois fermées à clé pour protéger le passé.

Forces : identité forte, loyauté, stabilité.

Failles : résistance au changement, hiérarchie implicite, difficulté à accueillir des « nouveaux venus » sans lien avec la lignée.

2/ Le loft industriel

Espace ouvert, verrières, mobilier modulable. Ici, la communication circule vite, les murs sont rares et la lumière abonde. Les équipes se mélangent, la créativité fuse… mais l’absence d’intimité peut aussi générer de la fatigue ou des tensions invisibles.

Forces : adaptabilité, innovation, transparence.

Failles : manque de recul, saturation d’informations, frontières floues entre vie pro et perso.

3/ La maison en chantier

Une façade entourée d’échafaudages, un bruit constant de perceuses. Les équipes courent d’un projet à l’autre, les priorités changent au gré des urgences. L’énergie est là, mais l’impression d’instabilité mine la motivation.

Forces : dynamisme, capacité à s’adapter aux imprévus.

Failles : absence de vision claire, usure des équipes, perte de repères.

4/ La tour d’ivoire

Bâtiment haut, luxueux, isolé. Les dirigeants occupent les derniers étages avec vue panoramique, mais l’ascenseur symbolique est souvent en panne. Les décisions descendent lentement et le rez-de-chaussée ignore ce qui se trame en haut.

Forces : image forte, expertise stratégique.

Failles : déconnexion du terrain, lenteur, manque d’écoute.

5/ La colocation improvisée

Des pièces ajoutées au fil du temps, des extensions bricolées, des meubles dépareillés. Chaque service a sa manière de fonctionner, et l’unité architecturale est un lointain souvenir. On survit tant bien que mal grâce à l’entraide ponctuelle.

Forces : flexibilité, résilience, créativité face au manque de moyens.

Failles : désorganisation chronique, conflits d’usage, perte de vision commune.

Les pièces comme miroir des fonctions

Une fois l’archétype identifié, la métaphore peut se raffiner pièce par pièce.

Dans les ateliers, on invite les participants à « visiter » cette maison imaginaire. Chaque pièce devient le reflet d’une fonction ou d’une dynamique.

  • Le salon : lieu de vie et d’accueil. Dans certaines entreprises, il est spacieux et chaleureux — les clients s’y sentent bien. Dans d’autres, il est exigu et encombré, révélant un accueil client négligé.
  • La cuisine : métaphore de la production. Ici, on prépare les plats (produits ou services) que l’on sert. Une cuisine organisée et bien équipée traduit un process maîtrisé ; une cuisine où tout traîne parle de chaos interne.
  • Le bureau : lieu de décision et de stratégie. S’il est lumineux et ouvert, la gouvernance est probablement participative. S’il est isolé dans une aile fermée, on est peut-être face à un management cloisonné.
  • La cave : ce que l’on cache. Les rancunes, les projets avortés, les conflits non réglés. Certaines caves sont bien rangées, d’autres laissent deviner une odeur de renfermé.
  • Le grenier : la mémoire collective. On y stocke les succès passés, mais aussi des vieilleries inutiles. Trop de grenier, et l’entreprise vit dans la nostalgie. Pas de grenier, et elle risque de perdre ses racines.
  • Le jardin : la projection vers l’extérieur. Un jardin entretenu évoque un soin porté à l’image de marque et aux relations externes. Un terrain en friche peut traduire un désintérêt pour le réseau ou le marché.

Les secrets derrière les murs

Toute maison a ses secrets : une fissure derrière un meuble, un couloir que personne n’utilise, une pièce condamnée. Dans l’entreprise, ces zones d’ombre sont souvent des dysfonctionnements persistants, connus de tous mais jamais vraiment abordés.

Un dirigeant raconte : « Dans notre maison, il y a une aile entière où on n’ose plus aller. C’est le service qui a échoué sur un gros projet il y a trois ans. Depuis, il vit replié sur lui-même, sans qu’on ait vraiment cherché à réintégrer ses membres. »

Ces « pièces fermées » sont dangereuses : elles entretiennent des poches de ressentiment et créent des fractures dans la culture d’entreprise. Les identifier dans la métaphore, c’est déjà un pas vers leur réouverture.

Les fondations : ce qui tient ou menace l’édifice

On peut repeindre les murs et changer les meubles, mais si les fondations sont fragiles, tout l’édifice est en danger. Dans une entreprise, les fondations sont constituées de trois piliers essentiels :

  1. La mission : la raison d’être, ce pourquoi la maison a été construite.
  2. Les valeurs : ce qui en guide l’occupation et les relations entre ses habitants.
  3. La structure organisationnelle : les poutres et murs porteurs qui assurent la stabilité.

Quand ces fondations sont solides, l’entreprise peut encaisser les tempêtes. Quand elles sont bancales, même les plus beaux aménagements ne tiennent pas longtemps.

Un exercice à la fois ludique et stratégique

Ce travail d’analogie n’est pas qu’un jeu créatif : il a des implications concrètes.

En cartographiant la « maison », on peut :

  • Détecter les déséquilibres : trop d’espaces publics et pas assez de pièces pour se concentrer ? Trop de grenier (passé) et pas assez de jardin (avenir) ?
  • Prioriser les rénovations : faut-il d’abord consolider les fondations, réaménager la cuisine ou rouvrir une aile fermée ?
  • Rassembler autour d’une vision commune : partager la même maison imaginaire permet à tous de visualiser la transformation à opérer.

Quand la maison se transforme

L’exercice révèle aussi un point clé : une entreprise n’est pas figée. Sa « maison » évolue au fil des années, comme une bâtisse que l’on agrandit, rénove ou revend.

  • Une start-up peut passer du studio encombré à la maison familiale organisée.
  • Une PME artisanale peut devenir un immeuble de bureaux impersonnel — et parfois regretter la chaleur du passé.
  • Une multinationale peut apprendre à rouvrir ses portes et ses fenêtres pour laisser entrer un peu d’air frais.

« La maison idéale n’existe pas », conclut Julien Morel. « Ce qui compte, c’est de savoir si elle correspond encore à la vie qu’on veut y mener. »

Comment faire l’exercice chez soi

Pour un dirigeant ou un manager qui souhaite tenter l’expérience, voici un protocole simple :

  1. Formuler la question : « Si notre entreprise était une maison, à quoi ressemblerait-elle ? »
  2. Laisser parler l’image : décrire le type de maison, son état, son environnement.
  3. Explorer les pièces : attribuer à chaque espace une fonction ou une dimension de l’entreprise.
  4. Repérer les zones problématiques : fissures, pièces fermées, manque de lumière.
  5. Imaginer la rénovation : que faudrait-il changer pour que la maison reflète mieux la mission et les ambitions ?

La clé : passer de la métaphore à l’action

Une fois la « maison » dessinée, l’essentiel est de traduire l’image en décisions concrètes.

  • Si le toit fuit, cela peut signifier que la communication verticale est en panne : à vous de renforcer les canaux d’échange.
  • Si le jardin est en friche, il faut peut-être réinvestir dans la communication externe ou le développement commercial.
  • Si la cave est encombrée de vieux dossiers, c’est peut-être le moment de solder les conflits ou de clore les projets dormants.

La métaphore agit comme un miroir, mais c’est à vous d’entrer dans la maison pour y faire le ménage.

Épilogue : la maison comme boussole

En sortant de l’atelier, les dirigeants parisiens évoqués au début de cet article ne regardaient plus leur entreprise de la même manière. L’un d’eux, patron d’une PME de 80 salariés, confia : « J’ai réalisé que je vivais dans une maison que j’aimais, mais où je n’avais plus envie d’habiter tel quel. On a des pièces magnifiques, mais aussi des recoins où on n’ose pas mettre les pieds. Maintenant, j’ai envie de tout rouvrir. »

C’est peut-être là la force de l’exercice : rappeler que, comme toute maison, une entreprise est avant tout un lieu de vie. Elle mérite qu’on s’y sente bien, qu’on y circule librement, et qu’on prenne soin de ses fondations.

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