Level design, systèmes d’incitation, boucles de feedback : le game design comme boussole entrepreneuriale
Une idée qui germe entre deux parties
C’est dans un café parisien, un matin de printemps, que Julien, trentenaire à l’énergie contagieuse, griffonne sur son carnet. Sa startup n’existe pas encore, mais il sait déjà comment il veut la bâtir : « comme un jeu vidéo ».
Pas une métaphore creuse. Julien n’est pas seulement un joueur occasionnel : il a passé des centaines d’heures sur The Legend of Zelda, Factorio ou Civilization. Et pour lui, l’entrepreneuriat est une suite de niveaux à franchir, d’énigmes à résoudre et de mécaniques à équilibrer.
« Dans un bon jeu, on n’explique pas tout. On te donne un cadre, un objectif, puis on te laisse explorer, faire des erreurs, comprendre le système. Une entreprise, c’est pareil : tu crées un monde dans lequel ton équipe va évoluer, et tu ajustes les règles pour que chacun ait envie d’aller au bout », raconte-t-il, en remuant son café.
Cette vision — créer une entreprise comme on crée un jeu — pourrait sembler fantasque. Pourtant, derrière la formule se cache une discipline précise : le game design, l’art de concevoir les règles, objectifs, incitations et retours qui transforment une expérience en aventure captivante.
Le “level design” de l’entreprise : le défi
En game design, le level design consiste à concevoir des environnements qui guident le joueur, équilibrent la difficulté et maintiennent l’intérêt.
Transposé au monde entrepreneurial, c’est l’art de structurer la progression des équipes et des clients.
1/ Construire la carte du monde
Un bon jeu commence par un univers cohérent. Dans l’entreprise, cela correspond à la vision et aux valeurs. Ce ne sont pas que des phrases sur un site web : ce sont des balises qui permettent aux collaborateurs de se repérer. Sans carte claire, difficile de savoir où placer le prochain objectif.
2/ Gérer la courbe de difficulté
Un joueur qui réussit tout du premier coup s’ennuie ; un joueur qui échoue constamment abandonne. Un employé, un partenaire ou un client fonctionne pareil. L’entrepreneur qui pense en level designer sait doser les défis. Les premiers “niveaux” doivent être abordables pour donner confiance, mais avec juste assez de résistance pour être gratifiants.
3/ Multiplier les chemins
Les bons jeux offrent plusieurs façons d’atteindre un objectif. Dans l’entreprise, cela veut dire éviter la rigidité des process. Laisser une marge d’initiative aux équipes, comme un joueur choisit d’affronter un boss frontalement ou de l’éviter en explorant un chemin secondaire.
Un ancien designer d’Ubisoft, reconverti dans le conseil aux startups, résume :
« Quand tu conçois une mission dans un jeu, tu penses au joueur bloqué, au joueur curieux et au joueur rapide. Dans une boîte, c’est pareil : tes salariés et clients n’ont pas tous le même rythme ni les mêmes motivations. Le level design sert à orchestrer ça. »
Les systèmes d’incitation : la monnaie invisible
Dans un jeu vidéo, chaque action du joueur est guidée par des incitations : obtenir une récompense, débloquer une compétence, accéder à une nouvelle zone… Ce n’est pas seulement de la “carotte” : c’est un système finement pensé.
1/ Récompenses tangibles et intangibles
Dans l’entreprise, la récompense tangible, c’est le salaire, la prime, la promotion. Mais les plus puissantes sont souvent intangibles : reconnaissance, sentiment d’accomplissement, appartenance à une communauté.
Les studios de jeux savent qu’un badge virtuel peut motiver autant qu’une arme légendaire. Un entrepreneur qui maîtrise cette logique sait qu’un mot de félicitations en réunion, ou une opportunité de présenter un projet en interne, peut avoir un impact énorme.
2/ Le rythme des récompenses
Dans le jeu vidéo, on alterne micro-récompenses (des pièces, de l’expérience, un bonus) et macro-récompenses (passer un niveau, vaincre un boss). Une entreprise qui ne donne que des objectifs annuels risque de décourager. L’incitation doit être rythmée : petites victoires fréquentes, grands accomplissements plus rares.
3/ Les risques du “grind”
Les game designers savent que faire “farmer” un joueur trop longtemps finit par briser l’engagement. En entreprise, c’est l’équivalent du salarié qui enchaîne des tâches répétitives sans voir le sens global. La boucle de récompenses doit donc être calibrée pour éviter l’usure.
Les boucles de feedback : apprendre en jouant
Le feedback est l’oxygène du joueur. Un jeu qui ne donne aucun retour sur l’action laisse le joueur perdu. Un jeu qui en donne trop devient bruyant. Dans l’entreprise, c’est pareil.
1/ Feedback immédiat et différé
Dans un bon jeu, chaque action a un retour instantané : un son, un effet visuel, un changement à l’écran. L’entreprise peut faire pareil : un “merci” rapide, un message sur Slack, un tableau de bord qui montre l’impact du travail. Mais il faut aussi un feedback différé, plus global : la revue trimestrielle, le bilan d’un projet.
2/ Feedback positif et correctif
Un joueur apprend autant d’un succès que d’un échec. Mais l’échec doit être “safe” : dans un jeu, on peut recommencer. En entreprise, créer des espaces où l’erreur est analysée sans sanction systématique permet aux équipes de progresser plus vite.
3/ Le feedback venant des “joueurs” externes
Dans un jeu, les bêta-testeurs et la communauté influencent l’évolution. Dans une entreprise, les clients et partenaires jouent ce rôle. Les écouter régulièrement, intégrer leurs retours dans la conception des produits ou services, c’est l’équivalent d’un patch qui corrige un bug.
Les pièges à éviter
Appliquer le game design à l’entreprise ne veut pas dire “gamifier” à outrance. Coller des badges et des classements partout peut vite tourner au gadget.
Les game designers expérimentés savent qu’un jeu réussi repose sur trois piliers : la clarté des règles, la cohérence de l’univers et la pertinence des incitations. Sans ces fondations, toute mécanique ludique devient artificielle.
« Le danger, c’est de transformer le travail en compétition permanente, ou de récompenser uniquement la vitesse plutôt que la qualité. Dans un jeu, tu peux frustrer un joueur, il ira jouer à autre chose. Dans une entreprise, il ira bosser ailleurs », avertit Julie R., coach agile et ex-cheffe de projet dans le jeu vidéo.
Quand les grands patrons deviennent des game designers
Certaines entreprises ont déjà intégré des logiques issues du jeu vidéo.
- Salesforce a créé des “quêtes” pour former ses employés : petites missions avec points d’expérience et badges virtuels, intégrées à un système de progression de compétences.
- Tesla utilise un feedback instantané dans ses process de production : chaque équipe voit en temps réel l’avancement et la qualité, exactement comme un joueur voit ses statistiques évoluer.
- Duolingo a bâti toute sa plateforme comme un jeu : niveaux, objectifs quotidiens, courbes de progression… mais surtout une boucle de feedback qui rend visible chaque micro-progrès.
Ces entreprises ne jouent pas pour le plaisir : elles savent qu’un système bien conçu déclenche une motivation intrinsèque, celle qui pousse à revenir chaque jour.
L’entrepreneur comme maître du jeu
Si l’on pousse la métaphore jusqu’au bout, l’entrepreneur est à la fois scénariste, architecte, arbitre et compagnon de jeu.
- Scénariste : il définit la grande histoire, la vision, la raison d’être.
- Architecte (level designer) : il façonne les environnements, les règles, les parcours possibles.
- Arbitre : il ajuste les incitations et les feedbacks pour maintenir l’équilibre
- Compagnon de jeu : il évolue avec ses “joueurs”, accepte de changer les règles si l’expérience devient frustrante.
Et comme dans un jeu bien pensé, il ne s’agit pas seulement de “gagner” mais de faire en sorte que les participants aient envie de continuer à jouer.
Une boussole pour naviguer dans l’incertitude
Dans l’incertitude permanente qui caractérise l’entrepreneuriat, le game design offre un cadre rassurant.
Il ne promet pas la victoire, mais il fournit une boussole :
- toujours penser à l’expérience vécue par les joueurs (équipes, clients, partenaires).
- savoir doser la difficulté pour maintenir l’engagement.
- offrir des récompenses justes et motivantes.
Installer des boucles de feedback qui permettent d’ajuster en continu.
Julien, notre entrepreneur-joueur, l’a compris. Un an après notre rencontre au café, sa startup compte dix employés. Sur un mur du bureau, une grande fresque représente les “niveaux” franchis depuis le lancement : financement bouclé, premier client, premiers recrutements… et en bas, la mention “Niveau 4 : ouverture à l’international”.
« C’est simple, sourit-il, on n’est pas juste en train de bosser. On est en train de jouer… mais sérieusement. »