Un mardi matin, dans un open space lumineux du 11ᵉ arrondissement de Paris, Marc Lefèvre regarde ses dix collaborateurs. L’entreprise qu’il a fondée cinq ans plus tôt — une start-up spécialisée dans la livraison de produits bio — est devenue un acteur national. L’ambiance est tendue. Marc, crispé, coupe sèchement la parole à Clara, sa responsable marketing. Trois mois plus tôt, il promettait encore que « la liberté d’expression » serait l’ADN de la boîte.
Ce qu’il ne sait pas encore, c’est que certains salariés se sont créé un groupe Signal intitulé : “Fuir l’open space”.
Ironie du sort : Marc a quitté une multinationale étouffante pour ne plus jamais vivre ça.
I/ L’effet miroir du succès
Le scénario est plus courant qu’on ne le croit. À l’origine, beaucoup d’entrepreneurs partent d’une colère ou d’une frustration. Ils veulent bâtir un environnement de travail « radicalement différent ». Mais, à mesure que la structure grossit, les contraintes organisationnelles, les pressions financières et les habitudes héritées réapparaissent.
Le paradoxe silencieux : le fondateur qui se voulait libérateur se transforme, sans le vouloir, en une version « optimisée » de ce qu’il a fui.
« C’est souvent un mécanisme psychologique inconscient, explique Hélène Boisset, psychologue du travail et coach de dirigeants. Quand on a subi un modèle, on le connaît par cœur. Et sous pression, on reproduit ce qu’on sait… même si c’est précisément ce qu’on voulait éviter. »
II/ Du garage au siège social : où tout commence à basculer
Dans les premières années, la promesse est simple :
- pas de hiérarchie pesante,
- un management horizontal,
- des horaires flexibles,
- une communication transparente.
Puis, la machine à succès s’emballe. Les investisseurs entrent au capital, la masse salariale augmente, les clients deviennent plus exigeants.
Le fondateur, autrefois chef d’orchestre souple, doit soudain tenir un rythme infernal. Les décisions doivent être rapides. Les erreurs coûtent plus cher. Et petit à petit, les réflexes de contrôle remplacent la confiance initiale.
Les signes avant-coureurs :
- multiplication des procédures internes « pour gagner du temps » mais qui en réalité ralentissent tout.
- réunions plus fréquentes et plus longues, où la parole se concentre dans les mains du fondateur.
- décisions stratégiques prises en petit comité, sans consultation réelle.
- tolérance décroissante pour l’erreur.
III/ La culture de départ… qui se dilue
Chaque entreprise a sa mythologie fondatrice. Chez « GreenDrive », par exemple, tout le monde se souvient de la première année : une cuisine improvisée comme salle de réunion, des brainstormings à minuit autour d’une pizza, et un Slack rempli de gifs et de blagues internes.
Aujourd’hui, les nouveaux arrivants n’ont pas connu cette époque. La culture se transmet mal. Les « anciens » deviennent des gardiens du temple frustrés, et les « nouveaux » voient une start-up comme une autre, avec ses règles et ses pressions.
C’est ici que le fondateur ressent souvent un vertige : « Ce n’est plus ma boîte… ou plutôt, c’est la mienne mais je ne la reconnais plus », confie un entrepreneur du secteur tech.
IV/ Pourquoi on reproduit ce qu’on déteste
Trois causes principales ressortent dans les témoignages et les études :
1/ La mémoire organisationnelle
On gère comme on a été géré. Même en rejetant un modèle, il reste notre référence implicite. C’est ce qu’Hélène Boisset appelle « l’ADN managérial fantôme ».
2/ La pression des parties prenantes
Investisseurs, clients, partenaires… Tous exigent de la performance et de la prévisibilité. Or, la rigidité organisationnelle est une réponse classique à l’incertitude.
3/ L’érosion émotionnelle
Au départ, l’entrepreneur fonctionne à l’enthousiasme. Mais après des années de charge mentale, la fatigue rend plus tentant de recourir à des schémas tout faits, même s’ils sont contraires aux valeurs initiales.
V/ Les salariés, premiers témoins du basculement
Sophie, développeuse, a rejoint une start-up « pour l’autonomie ». Trois ans plus tard, elle a l’impression d’être « surveillée en permanence » : « Au début, on me faisait confiance. Aujourd’hui, il faut un ticket pour chaque décision technique. Mon chef — le fondateur — valide tout. Ça ralentit tout et ça démoralise. »
D’autres racontent un phénomène plus insidieux : la perte de sens. Quand les valeurs affichées ne correspondent plus aux pratiques, la dissonance cognitive est forte. Et la désillusion est souvent plus douloureuse que dans une entreprise déjà perçue comme traditionnelle.
VI/ Le tabou du « changement de posture »
Parler de ce paradoxe reste délicat. Dans l’imaginaire entrepreneurial, le fondateur est celui qui « incarne la vision » et qui « inspire ». Reconnaître qu’on est devenu l’oppresseur, c’est admettre une forme de trahison personnelle et publique.
« C’est très difficile pour un dirigeant de dire : je suis en train de devenir ce que je déteste. Parce que ça renvoie à l’identité même de l’entreprise et à sa propre histoire », analyse un consultant en gouvernance.
Résultat : on préfère accuser la croissance, le marché, ou « les jeunes générations qui ne comprennent pas l’effort ». Mais le problème reste.
VII/ Des issues possibles
Briser le cycle demande un travail conscient, long, et souvent inconfortable. Quelques leviers efficaces :
1/ S’entourer de contre-pouvoirs
Créer un comité interne ou externe capable de dire « non » au dirigeant. Pas pour le freiner, mais pour l’aider à voir ses angles morts.
2/ Réécrire la charte de valeurs
Pas celle d’il y a cinq ans, mais celle qui correspond à l’entreprise d’aujourd’hui. Et vérifier régulièrement que les pratiques collent aux principes affichés.
3/ Se former au lâcher-prise
Le contrôle est rassurant mais tue la créativité. Certains dirigeants suivent des formations spécifiques ou un coaching centré sur la délégation.
4/ Institutionnaliser la mémoire
Documenter et raconter la « légende fondatrice » pour que les nouveaux salariés comprennent l’ADN initial — et pour que le dirigeant se souvienne pourquoi il a commencé.
VIII/ Et si c’était… inévitable ?
Certains experts nuancent : peut-être que ce paradoxe n’est pas un échec, mais une étape.
« Les structures humaines se rigidifient naturellement avec la taille, un peu comme un organisme vivant qui doit créer un squelette pour tenir debout », observe un professeur en sociologie des organisations.
L’enjeu, selon lui, n’est pas de rester « libre » comme au premier jour, mais de choisir quelles rigidités on accepte et lesquelles on refuse.
Épilogue : le retour à soi
Six mois après cette fameuse réunion, Marc Lefèvre a pris une décision radicale : confier la direction opérationnelle à une directrice générale et se concentrer sur le développement produit.
« J’avais peur de perdre le contrôle. Mais en réalité, j’avais déjà perdu l’esprit de ce qu’on avait construit. Aujourd’hui, je dors mieux, et l’équipe me parle à nouveau. »
Marc n’a pas retrouvé l’ambiance de garage de ses débuts — et ne le pourra probablement jamais. Mais il a choisi de ne pas être le patron qu’il avait fui. Et dans un monde où les paradoxes sont souvent tus, c’est déjà une victoire.
Moralité : dans la vie d’une entreprise, le danger n’est pas seulement à l’extérieur. Il se niche parfois dans le miroir que l’on refuse de regarder.