L’échec comme rite de passage

Quand l’entrepreneur tombe, il mûrit et se relève autrement. Pourtant, dans le passé, l’échec n’était pas souvent toléré…  Aujourd’hui, il l’est à condition … d’être rapide, rentable et surmonté avec brio. On le célèbre avec des expressions telles que « Fail fast » ou « fail forward » mais dans les faits, le vécu de l’échec reste une épreuve intime, déstabilisante voire parfois destructrice.

Et si nous arrêtions de traiter l’échec comme une simple étape technique, pour le reconnaître comme un véritable rite de passage ?

Le mythe du « rebond » : une version édulcorée

Dans les récits de startups, l’échec est souvent romancé : « J’ai planté ma première boîte, mais j’ai appris et maintenant je suis CEO d’une licorne ! »

Ce discours a le mérite de normaliser l’échec, mais il gomme l’essentiel puisqu’il enlève la violence de ce moment et souligne la transformation intérieure qui peut en découler.

Car l’échec, le vrai, ne se gère pas en 3 points PowerPoint. En effet, il désorganise, ébranle et renvoie à soi. Et c’est précisément là qu’il devient une étape initiatique.

Les 3 phases du rite de passage entrepreneurial

L’expérience de l’échec, du burn-out, ou même d’un simple effondrement de sens dans le parcours entrepreneurial n’est pas une anomalie : c’est souvent un passage obligé. Ce n’est pas la fin d’un chemin, mais la mutation d’une posture, d’une manière d’être au monde, à soi et au leadership.

Comme dans les rites initiatiques présents dans de nombreuses cultures traditionnelles, ce passage suit trois grandes étapes : la séparation, la traversée, la réintégration.

1/ La séparation

Cette phase correspond au moment de rupture. Une entreprise qui échoue. Une mission qui s’effondre. Une équipe qui se délite. Un modèle économique qui ne tient plus. Mais surtout, une image de soi qui ne fonctionne plus.

Le dirigeant cesse d’être “celui qui sait”, pour devenir “celui qui ne sait plus”. Ce n’est pas seulement la perte d’un poste ou d’une activité : c’est la perte d’une identité.

Cette phase de séparation est brutale, souvent vécue dans le choc émotionnel, le déni, la honte ou le sentiment de vide. Elle marque la fin d’un cycle, parfois sans qu’un nouveau se dessine. Ce moment de bascule est inconfortable, mais nécessaire : il brise les illusions, les attachements excessifs, les masques protecteurs. Comme dans tout rite de passage, il y a un seuil à franchir, celui de l’inconnu.

2/ La traversée

Après la chute vient le flou. C’est la phase de désorientation, parfois silencieuse, souvent invisible de l’extérieur. On n’est plus dans l’ancien, mais pas encore dans le nouveau. C’est une période où l’action perd son sens, où les certitudes s’effondrent, où l’on peut ressentir solitude, fatigue ou désespoir.

C’est une nuit intérieure, où les anciennes références ne guident plus.

Mais c’est aussi le moment clé de la transformation. À condition de ne pas chercher à « rebondir » trop vite. Car vouloir fuir cette traversée revient souvent à reproduire les mêmes schémas ailleurs. Ici, il ne s’agit pas de réparer l’ancien, mais de laisser émerger autre chose.

Ce temps peut être nourri par des pratiques de recentrage, des espaces de vérité, des rencontres inattendues. Ce n’est pas une phase productive : c’est une phase fertile, à condition de la vivre pleinement.

3/ La réintégration

Puis vient un retour. Pas nécessairement vers l’ancienne entreprise, ni dans le même rôle. Mais un retour à l’action, à la contribution, à l’envie de faire. Cette fois-ci, avec un autre socle intérieur. Le dirigeant revient, mais transformé : plus lucide sur ses limites, plus libre vis-à-vis de son égo et généralement plus aligné sur l’essentiel.

Il ne s’agit plus de « réussir » au sens classique du terme, mais de servir autrement, à partir d’un leadership plus humble, plus ajusté, plus incarné. On y retrouve souvent une vision plus sobre du pouvoir, une capacité à écouter davantage et une reconnaissance du vivant (en soi et dans l’organisation).

Ce retour peut s’exprimer par un nouveau projet, une autre manière de manager, un engagement dans la transmission… ou simplement un rapport plus apaisé au monde du travail.

La réintégration n’est pas un retour en arrière. C’est l’émergence d’un nouveau soi, plus profond, plus vrai, plus stratégique — au sens noble du terme.

Pourquoi ce passage est si précieux

Comme le disait Joseph Campbell : « Là où tu trébuches, se trouve ton trésor »

L’échec vécu comme un rite de passage permet :

  • Une désidentification du succès : je ne suis pas que ce que je réussis.
  • Une maturité stratégique : j’ai vu les limites de mes schémas.
  • Une profondeur relationnelle : je comprends mieux la vulnérabilité des autres.
  • Une humilité joyeuse : j’agis avec plus de lucidité et moins d’illusion.

Les dangers d’un échec nié ou mal traversé

Ne pas traverser l’échec en conscience peut mener à du repli (peur de recommencer, perte de confiance durable), du déni (relancer sans introspection, reproduire les mêmes erreurs) et de la surcompensation (ego renforcé, activisme vide, quête de revanche) L’enjeu est donc de vivre l’échec en pleine présence, avec le courage d’en faire une expérience humaine totale.

Accompagner la transformation

Lorsque le sol se dérobe sous leurs pas, les dirigeants traversent bien plus qu’un simple revers. Ils vivent une mue intérieure. Et dans ce moment fragile où les repères s’effacent et où le masque de la maîtrise se fissure, il est essentiel qu’ils puissent s’appuyer sur des ancrages sincères.

Il y a d’abord les espaces de parole authentique : des lieux sans rôle à tenir, sans posture à défendre, où l’on peut déposer ce qui vacille. Un cercle de pairs, un mentor discret, une communauté choisie où l’on parle vrai.

Il y a aussi les rituels personnels : l’écriture qui clarifie, la marche qui apaise, la création qui reconnecte, le silence qui ressource. Des gestes simples, mais puissants, qui permettent à l’être de retrouver un rythme intérieur.

Vient ensuite l’appui de présences professionnelles (coachs, thérapeutes, conseillers du creux) qui offrent un miroir sans enjeu, sans jugement, capable d’accueillir ce que le monde n’a pas toujours les mots pour comprendre.

Et puis, il y a les temps de vide, ces périodes sans action immédiate, où le redémarrage ne doit surtout pas être précipité. Car ce n’est pas une nouvelle stratégie qu’il faut chercher d’abord, mais un nouvel ancrage.

Changer le regard collectif sur l’échec

Mais pour que cette transformation individuelle puisse s’inscrire dans un mouvement plus vaste, il est temps de changer notre manière collective de regarder l’échec. Il faut en finir avec la quête épuisante de la « success story instantanée », ces récits linéaires et lissés qui occultent les vertiges du réel.

Il faut valoriser les récits bruts, imparfaits et profonds (ceux qui racontent les nuits sans réponses, les renoncements courageux, les doutes fertiles). Aussi, il faut créer des lieux d’écoute, dans les organisations comme dans la société, où l’on peut dire l’échec sans honte, sans peur d’être disqualifié.

Et surtout, il faut former les leaders à l’intelligence du creux. Cette compétence invisible, mais essentielle, qui consiste à tenir debout quand tout vacille, à apprendre dans le vide, à renaître autrement.

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