Dans les entreprises, on parle beaucoup du “droit à l’erreur”. Mais, soyons honnêtes : il s’applique souvent aux équipes, rarement à ceux qui sont tout en haut de la pyramide. On célèbre les collaborateurs qui osent, qui expérimentent, qui “testent et apprennent”. Mais dès que l’erreur vient d’un dirigeant, le ton change.
L’audace devient “mauvaise décision”, la prise de risque devient “faute de management”. Or, comment une culture de l’apprentissage pourrait-elle être crédible si ceux qui la prônent n’ont pas eux-mêmes le droit de se tromper ?
1/ L’infaillibilité du chef, une fiction tenace
Dans l’imaginaire collectif, un dirigeant doit savoir. Il doit prévoir, anticiper, décider et surtout, ne pas douter.
Cette image de l’infaillibilité vient de loin : du chef militaire, du patriarche, du capitaine qui ne quitte jamais le navire. Mais dans ce monde incertain, mouvant, complexe, cette posture devient intenable. Car le réel, aujourd’hui, ne se laisse plus dominer : il s’expérimente, il se corrige, il se découvre.
Les dirigeants ne peuvent plus être des oracles. Ils doivent redevenir des apprenants. Et pour apprendre, il faut avoir le droit de se tromper.
2/ Pourquoi le “droit à l’erreur” s’arrête souvent à la porte du bureau du dirigeant
Les collaborateurs peuvent échouer sans (trop) de casse — c’est même encouragé dans certaines entreprises. Mais dès qu’un dirigeant fait une erreur, les conséquences sont décuplées.
Trois raisons principales expliquent ce tabou :
L’exposition symbolique
L’erreur d’un dirigeant est plus visible, plus commentée, plus politisée. Elle devient un “signal” interprété : sur sa compétence, sa crédibilité, son autorité. Beaucoup préfèrent donc cacher ou minimiser leurs faux pas plutôt que de les assumer.
La solitude du sommet
Un dirigeant n’a souvent personne vers qui se tourner pour parler de ses doutes. Son comité exécutif attend des certitudes, son board des résultats, ses équipes de la confiance. Résultat : il ne peut pas échouer “tranquillement”.
La confusion entre responsabilité et culpabilité
Une erreur de jugement n’est pas une faute morale. Mais beaucoup de dirigeants, formés à “tenir le cap coûte que coûte”, vivent chaque échec comme un manquement personnel. Ils confondent l’exercice de responsabilité avec l’obligation d’avoir toujours raison.
3/ L’imposture du dirigeant parfait
Derrière chaque discours parfaitement maîtrisé, chaque présentation “sans faille”, il y a souvent un dirigeant fatigué par la performance permanente. Cette illusion d’excellence a un coût : elle isole, elle rigidifie, elle épuise. Et elle rend l’organisation moins agile.
Car quand le leader ne peut pas se tromper, personne ne peut se permettre de le contredire. On se tait, on valide, on suit parfois jusqu’au mur.
L’infaillibilité du chef est donc une menace pour la vitalité collective. À l’inverse, un dirigeant qui assume ses erreurs ouvre un espace de vérité.
4/ L’humilité comme compétence stratégique
Assumer une erreur ne diminue pas l’autorité, elle la renforce.
Les collaborateurs ne cherchent pas des dirigeants parfaits, mais des dirigeants vrais.
Un leader capable de dire “je me suis trompé” montre deux choses :
- Qu’il se fait confiance (assez pour reconnaître une faiblesse).
- Qu’il fait confiance à son équipe (pour l’aider à corriger).
Cette transparence crée une autorité d’un autre genre : une autorité fondée sur la confiance et la crédibilité, pas sur le contrôle.
5/ Le “droit à l’erreur” du dirigeant comme acte de culture
Un dirigeant qui s’autorise à échouer ne le fait pas seulement pour lui-même : il donne le ton culturel. Car la culture d’entreprise n’est pas ce qu’on écrit sur un PowerPoint — c’est ce que les gens observent. Quand un PDG admet une erreur en public, sans se justifier, il envoie un message silencieux mais fort : “Ici, on apprend. Même moi.” Et cette phrase, dans beaucoup d’équipes, libère plus de créativité et d’initiative que n’importe quelle “valeur d’entreprise”.
6/ Comment conserver sa légitimité en admettant une erreur
Beaucoup de dirigeants craignent qu’en reconnaissant une erreur, ils perdent leur autorité. C’est l’inverse qui se produit, à condition de le faire avec méthode et sincérité.
Voici trois leviers concrets :
Assumer sans dramatiser
Dire “je me suis trompé” n’est pas dire “je suis incompétent”. La clé est dans la nuance : reconnaître une erreur factuelle, sans l’enrober ni la théâtraliser. Cela montre du discernement, pas de la faiblesse.
Expliquer la logique, pas se justifier
Les collaborateurs comprennent très bien que toutes les décisions ne sont pas parfaites. Ce qu’ils veulent, c’est comprendre le raisonnement. Partager les critères, les contraintes, les hypothèses, c’est transformer une erreur en occasion d’apprentissage collectif.
Corriger vite, sans chercher un coupable
Les équipes observent moins l’erreur que la réaction à l’erreur. Un dirigeant qui répare, ajuste, et garde son calme inspire plus que celui qui cherche à blâmer.
7/ Le cercle vertueux de la vulnérabilité assumée
La vulnérabilité est souvent mal comprise : elle n’est pas une confession émotionnelle, c’est une ouverture à la réalité. Un dirigeant vulnérable ne s’effondre pas : il accepte ce qui est, sans fard.
Et cette attitude a un effet miroir. Elle autorise les autres à être plus vrais, à dire “je ne sais pas”, à poser des questions.
Petit à petit, cette culture du “non-savoir assumé” devient un moteur d’intelligence collective.
8/ Les obstacles internes : l’ego, la peur, la solitude
Même les dirigeants les plus lucides peinent à s’accorder ce droit à l’erreur.
Trois freins reviennent souvent :
- L’ego professionnel : difficile d’admettre une erreur quand on a bâti sa légitimité sur la maîtrise.
- La peur du regard : peur du board, des investisseurs, des médias, des salariés.
- La solitude du poste : sans espace de parole sincère, le doute reste intérieur et s’amplifie.
Pour contourner cela, certains dirigeants créent des “cercles de pairs” ou des espaces d’échange confidentiels où ils peuvent partager leurs apprentissages sans enjeu hiérarchique. Ces lieux de parole sont essentiels pour maintenir une lucidité saine.
9/ Les bénéfices d’un leadership faillible et sincère
- Crédibilité renforcée : Les collaborateurs ne suivent pas les dirigeants parfaits — ils suivent ceux qui ont du courage moral. L’erreur assumée devient une preuve d’intégrité.
- Culture d’apprentissage accrue : Quand le dirigeant s’autorise à échouer, les équipes osent davantage. Elles comprennent que la valeur n’est pas dans la perfection, mais dans la progression.
- Allègement psychologique : Reconnaître une erreur libère une énergie énorme. Moins de tension, moins de contrôle, plus d’espace pour créer et respirer.
10/ Créer un cadre où le dirigeant peut échouer
Pour que ce “droit à l’erreur” soit réel et non théorique, il faut un environnement propice.
Voici quelques pistes concrètes :
Instaurer des rituels de retour d’expérience
Après chaque projet ou décision clé, organiser un “debrief” sans enjeu hiérarchique. L’objectif : comprendre ce qui a marché, ce qui a échoué, ce qui peut être amélioré. Et le dirigeant ouvre le bal — en partageant sa propre part d’erreur.
Dédramatiser la correction
Dans certaines entreprises, chaque erreur corrigée est saluée, non comme un échec, mais comme une preuve de lucidité. Le message implicite : “Celui qui voit l’erreur à temps est plus compétent que celui qui fait semblant de ne pas la voir.”
Cultiver la transparence horizontale
Les dirigeants qui partagent leurs apprentissages sur les canaux internes (newsletter, all-hands, etc.) contribuent à une culture d’humilité collective. Ce n’est pas de la communication d’image — c’est du leadership de vérité.