La vitesse, la performance et la productivité sont devenues des injonctions quasi religieuses, le temps suspendu, l’ennui ou la perte temporaire de repères sont vécus comme des failles, des défaillances, voire des pathologies. Plus encore quand il s’agit d’un dirigeant, la société, les collaborateurs et parfois le dirigeant lui-même attendent de lui qu’il soit en permanence sur le qui-vive, innovant, sûr de lui et moteur d’action. Pourtant, dans cet impératif de contrôle et d’efficacité, un droit fondamental demeure largement méconnu, presque interdit : celui de s’ennuyer.
Le droit à l’ennui, un concept dérangeant ? Pour un chef d’entreprise, un dirigeant, un entrepreneur, s’autoriser des pauses de vide mental, de doute, voire de désorientation, apparaît souvent comme un luxe ou une faiblesse. Mais ce serait surtout un malentendu. Ces phases, loin d’être des symptômes de fragilité, sont en réalité des moments clés, nécessaires et même structurants pour le leadership. Elles permettent de s’interroger sur son cap, de renouer avec une créativité profonde et d’éviter l’épuisement
L’ennui : une blessure invisible dans la course effrénée
Pour un dirigeant, les journées sont souvent rythmées par des décisions, des réunions, des urgences et une pression constante à produire des résultats visibles. Cette suractivité entretient une illusion d’efficacité et masque un mal plus insidieux : l’épuisement mental et émotionnel. Or, paradoxalement, c’est précisément dans le vide, dans ces instants où le flux des tâches s’interrompt, que la réflexion la plus profonde peut émerger.
L’ennui est souvent stigmatisé comme une faiblesse ou un signe d’ennui intellectuel. Pourtant, des études en psychologie cognitive montrent qu’il est un signal essentiel : il invite le cerveau à se reposer, à se recentrer et à se réinventer. Pour un dirigeant, l’ennui n’est pas un échec. C’est une invitation à ralentir, à faire un pas de côté, à se reconnecter à soi-même, à sa mission, mais aussi à son humanité.
Le doute, moteur de la lucidité et de l’innovation
Dans la culture entrepreneuriale, la confiance en soi est perçue comme une qualité cardinale. Le doute est, lui, relégué au rang de frein ou d’ennemi. Pourtant, la lucidité d’un dirigeant passe nécessairement par l’acceptation de ses doutes. Douter, c’est interroger ses certitudes, c’est ouvrir la porte à l’amélioration, à la remise en question et à la créativité.
Les grands leaders que l’on admire aujourd’hui ont tous traversé des phases de doute profond. Steve Jobs a été évincé d’Apple avant d’y revenir plus fort et plus visionnaire. Nelson Mandela a passé 27 ans en prison, dans l’isolement, sans jamais perdre la foi, mais en acceptant aussi les moments d’angoisse et d’incertitude.
Le doute est une zone de latence, parfois douloureuse, mais qui permet au dirigeant de réévaluer son projet, de remettre en cause des modèles obsolètes et d’inventer des solutions nouvelles. C’est une étape utile pour éviter la rigidité et le dogmatisme.
La perte de sens : une crise nécessaire
La perte de sens est l’un des tabous les plus lourds pour les dirigeants. Dans une société où la réussite est souvent synonyme de résultats quantifiables, abandonner temporairement le sens de sa mission ou remettre en question ses objectifs peut sembler impensable.
Pourtant, ces crises existent, et elles sont essentielles. Elles signalent que le modèle actuel ne fonctionne plus, que les repères sont dépassés. Un dirigeant qui traverse une perte de sens est confronté à une invitation à réinventer son engagement, ses valeurs, sa vision.
La capacité à vivre ces pertes de sens est devenue un atout majeur. Elle permet de sortir des schémas anciens et d’intégrer de nouvelles dimensions, plus humaines et durables.
Briser le tabou : vers une nouvelle culture du leadership
Reconnaître le droit à l’ennui, au doute et à la perte de sens, c’est aussi remettre en cause des normes profondément ancrées dans la culture managériale. Le dirigeant idéalisé, infaillible, toujours actif et sûr de lui, appartient à un imaginaire dépassé.
Aujourd’hui, les entreprises qui réussissent le mieux sont celles dont les dirigeants osent se montrer vulnérables, prendre du recul, s’autoriser des pauses. C’est dans ces espaces de « vide fertile » que naissent les innovations les plus profondes.
Les pratiques managériales évoluent : la méditation, le coaching, les temps de réflexion collective, la reconnaissance des émotions sont autant d’outils qui viennent redonner de la place à l’humain derrière le rôle.
Enjeux pour l’écosystème : collaborateurs et organisations
La reconnaissance de ces phases chez les dirigeants impacte aussi l’ensemble de l’entreprise. Un leader qui s’autorise l’ennui et le doute crée un climat de confiance et de bienveillance, qui autorise ses équipes à faire de même.
Cette attitude favorise la créativité collective, la capacité à s’adapter aux crises et à innover. Elle contribue également à prévenir le burnout, tant chez les dirigeants que chez leurs collaborateurs.
Comment s’autoriser ce droit à l’ennui ?
Il ne s’agit pas de prôner l’oisiveté, mais d’intégrer des espaces dans le rythme professionnel où le vide mental est possible et encouragé.
- Instaurer des temps de pause véritable : déconnecter, ne rien faire consciemment, comme une pratique régulière et valorisée.
- Adopter la méditation ou des pratiques de pleine conscience pour cultiver l’écoute intérieure.
- Repenser la gestion du temps en s’autorisant des moments sans agenda.
- Accompagner les dirigeants par du coaching pour accueillir le doute comme une opportunité.
- Changer la culture d’entreprise afin que le questionnement ne soit plus perçu comme un signe de faiblesse.