Le courage de renoncer : la soustraction comme stratégie gagnante

Pour beaucoup, l’entrepreneur courageux est celui qui fonce, qui accumule, qui ose tout tenter. Le récit dominant dans les conférences, les biographies et les plateaux télé est celui de la conquête : nouveaux marchés, nouveaux produits ou nouvelles levées de fonds. Pourtant, dans les coulisses des entreprises durables et performantes, une autre vertu s’avère tout aussi décisive : le renoncement.

Renoncer à des marchés trop tentants mais piégeux, à des technologies brillantes mais incompatibles avec sa vision ou encore aux modes qui agitent les concurrents mais n’apportent aucune valeur pérenne.

C’est ce que certains chercheurs et stratèges nomment « la stratégie de la soustraction » : moins d’initiatives, mais plus de cohérence. Moins de dispersion, mais plus d’impact. La valeur d’un dirigeant ne se mesure plus seulement à ce qu’il sait embrasser, mais aussi (et surtout ?) à ce qu’il sait écarter.

Renoncer n’est pas fuir : un choix actif

Dire non ressemble souvent à un aveu de faiblesse. On renonce souvent par défaut : manque de moyens, manque de compétences, manque d’opportunités. Or la véritable stratégie de la soustraction n’a rien d’une capitulation. C’est une démarche volontaire et lucide, qui consiste à retirer tout ce qui parasite la mission centrale de l’entreprise.

Cependant renoncer, cela peut être protéger et s’offrir la discipline de la concentration.

Trois dimensions de la soustraction

1/ Dire non aux marchés

Dans la frénésie d’expansion, la tentation est grande d’ouvrir son produit à tous les segments possibles. Un logiciel pensé pour les PME attire soudainement l’attention de grandes entreprises. Un service pensé pour une région reçoit des demandes de l’étranger. Faut-il y aller ? Pas toujours.

La croissance peut tuer une entreprise plus sûrement que la stagnation. Multiplier les marchés, c’est multiplier les contraintes réglementaires, logistiques, marketing. C’est parfois sacrifier l’excellence de son cœur de métier.

2/ Dire non aux technologies

La fascination pour la nouveauté technologique est un piège récurrent. L’intelligence artificielle, la blockchain, la réalité augmentée, le métavers… Chaque vague de hype incite les dirigeants à se demander : « Que faisons-nous avec cette technologie ? »

Mais cette logique est inversée. La vraie question devrait être : « Cette technologie sert-elle ma mission ? »

Netflix, par exemple, aurait pu investir massivement dans la 3D lorsque Hollywood s’y engouffrait au début des années 2010. Elle a dit non. Elle a préféré concentrer ses moyens sur le streaming et les contenus originaux. Dix ans plus tard, l’histoire lui a donné raison.

3/ Dire non aux modes

Les modes managériales et organisationnelles ne manquent pas : lean, agile, holacratie, management horizontal… Certaines sont utiles, d’autres relèvent davantage du slogan que d’une transformation en profondeur.

Une direction courageuse consiste parfois à dire : « Non, nous ne suivrons pas cette tendance, même si tout le monde s’y engouffre. »

C’est ce qu’a fait Apple en refusant les réseaux sociaux d’entreprise ou les marketplaces internes alors que d’autres géants s’y aventuraient. Elle a préféré garder une cohérence simple : créer des produits désirables, fermés mais intégrés.

Pourquoi renoncer est si difficile

Si la stratégie de la soustraction est si précieuse, pourquoi reste-t-elle minoritaire ? Parce que renoncer est douloureux à trois niveaux.

D’abord, au niveau psychologique. Dire non, c’est admettre que l’on ne peut pas tout. L’ego du dirigeant, nourri par la réussite, a souvent du mal à accepter la limite.

Puis, au niveau social. Refuser un projet, c’est parfois décevoir une équipe, des investisseurs ou des partenaires. Le dirigeant doit assumer d’être impopulaire à court terme.

Enfin au niveau culturel. Dans une économie obsédée par la croissance, tout retrait ressemble à une trahison du modèle dominant. Les médias ne célèbrent pas ceux qui ont refusé une opportunité ; ils racontent ceux qui l’ont saisie.

Le courage de renoncer est donc un courage invisible, moins spectaculaire que celui de conquérir, mais tout aussi décisif.

Les bénéfices cachés de la soustraction

À contre-courant des idées reçues, les dirigeants qui pratiquent la soustraction récoltent des avantages durables :

  • Clarté stratégique. Une mission resserrée est plus lisible pour les collaborateurs, les clients et les investisseurs.
  • Ressources mieux allouées. Dire non à certains projets permet d’investir plus profondément dans ceux qui comptent vraiment.
  • Attractivité renforcée. Dans un monde saturé, les marques cohérentes inspirent davantage confiance.
  • Résilience. En évitant la dispersion, l’entreprise résiste mieux aux crises et aux fluctuations de mode.

3 exemples contemporains

  • Airbnb, au début de la pandémie, a dû renoncer à sa diversification (expériences haut de gamme, projets de transports). La société s’est recentrée sur son activité de base : la location de logements. Ce retour à l’essentiel lui a permis de traverser la crise et de réussir son introduction en bourse.
  • Michelin a refusé la mode de la diversification industrielle tous azimuts pour rester centré sur les pneumatiques et quelques secteurs adjacents où sa compétence était unique.
  • Ikea a dit non à l’hyper-digitalisation totale. Elle continue de croire à l’expérience physique des magasins, malgré les pressions du e-commerce pur. Résultat : un modèle hybride qui reste rentable.

Comment exercer la soustraction en pratique ?

Pour les dirigeants et créateurs d’entreprise, renoncer ne s’improvise pas. Cela suppose une méthode.

1/ Clarifier la mission.

Plus la raison d’être est nette, plus il est facile de trancher. Toute opportunité qui ne s’y aligne pas doit être écartée.

2/ Évaluer le coût caché.

Chaque nouveau marché ou produit génère des coûts invisibles (complexité organisationnelle, dilution managériale). Ces coûts doivent être pesés autant que les bénéfices attendus.

3/ Mettre en place un rituel de renoncement.

Certaines entreprises organisent des « réunions de désinvestissement » régulières pour décider de ce qu’elles vont arrêter, et pas seulement de ce qu’elles vont lancer.

4/ Communiquer le « non ».

Un renoncement mal expliqué peut démobiliser. Il faut en faire un récit positif, centré sur la concentration des forces.

Un leadership de maturité

La stratégie de la soustraction exige un type de leadership particulier : un leadership de maturité. Là où l’entrepreneur débutant se définit par l’audace de tout tenter, le dirigeant expérimenté se distingue par l’art de sélectionner.

Steve Jobs, lors de son retour chez Apple en 1997, a supprimé 70 % des projets en cours pour se concentrer sur quelques produits phares. Il disait : « L’innovation, ce n’est pas dire oui à tout. C’est dire non à mille choses. » Et ce choix radical a sauvé l’entreprise.

Quitter la version mobile