Hériter du futur : les dirigeants architectes de société

Pendant longtemps, le rôle d’un entrepreneur semblait simple : créer un produit, le vendre, générer du profit. Point final. Mais ce paradigme est en train de basculer.  Pourquoi les entrepreneurs qui pensent au-delà de leurs profits ? Pourquoi l’impact social, le climat, l’éducation attirent aujourd’hui capitaux, talents et clients ?

Sous la pression des crises climatiques, des inégalités sociales, de la défiance des citoyens envers les grandes entreprises, une nouvelle génération de dirigeants s’impose : ceux que l’on pourrait appeler les architectes de société.

Ces entrepreneurs ne se contentent pas de bâtir des organisations rentables. Ils construisent des projets qui prétendent changer les règles du jeu, voire redessiner une partie de notre avenir commun. Et ce choix n’est pas seulement moral : il devient stratégique.

Les capitaux affluent désormais vers les entreprises porteuses de sens. Les talents les plus recherchés veulent contribuer à des causes qui dépassent leur fiche de poste. Les clients choisissent de plus en plus leurs marques en fonction de leurs valeurs.

Autrement dit : penser au-delà du profit n’est plus un luxe, mais une condition de croissance.

De la philanthropie à la mission

Jusqu’au tournant des années 2000, la responsabilité sociale des entreprises se limitait souvent à des actions périphériques : mécénat, dons, sponsoring d’associations. La logique restait : d’abord on gagne de l’argent, ensuite on redistribue une partie.

Aujourd’hui, le mouvement est plus radical. L’impact n’est plus périphérique : il devient central. On parle d’entreprises à mission, de B Corp, de capitalisme conscient.

Les entreprises ne « font pas du business et du social » séparément : elles intègrent la mission dans leur cœur économique. Leur impact devient indissociable de leur modèle de croissance.

Pourquoi cela attire les capitaux

Contrairement à une idée reçue, viser l’impact n’effraie pas les investisseurs : cela les rassure.

Les fonds d’investissement spécialisés dans l’ESG (environnement, social, gouvernance) pèsent aujourd’hui plusieurs milliers de milliards de dollars. BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs au monde, a annoncé en 2020 que la durabilité serait désormais au cœur de toutes ses décisions d’investissement.

Pourquoi ? Parce qu’une entreprise qui prend en compte le climat, les enjeux sociaux ou la gouvernance est considérée comme plus résiliente sur le long terme. Elle anticipe les régulations futures, attire des consommateurs fidèles et limite les risques réputationnels.

L’aimant à talents

Mais le facteur le plus puissant n’est peut-être pas l’argent : c’est l’humain.

Les jeunes diplômés les plus brillants ne rêvent plus seulement de carrière chez Goldman Sachs ou Google. Ils veulent rejoindre des organisations qui correspondent à leurs valeurs. Une étude de Deloitte montrait déjà en 2023 que 44 % des Millennials refusaient un emploi si l’entreprise ne s’engageait pas sur le climat.

Résultat : les start-ups à mission deviennent de véritables aimants à talents.

Chez Back Market, par exemple, l’argument de recrutement n’est pas seulement l’innovation technologique, mais la lutte contre l’obsolescence programmée. Chez Swile, la promesse est de réinventer la qualité de vie au travail.

Les compétences rares se négocient chèrement, offrir une cause mobilisatrice devient donc l’atout décisif.

Les clients, nouveaux juges de paix

Côté consommateurs, le changement est tout aussi frappant.

Le baromètre Edelman Trust montre année après année que la confiance dans les entreprises dépasse désormais celle dans les gouvernements. Mais cette confiance est conditionnelle : elle repose sur la capacité à agir pour le bien commun.

Les clients n’achètent plus seulement un produit : ils achètent une vision du monde. Porter des baskets Veja, ce n’est pas seulement choisir un design, c’est soutenir une filière éthique. Utiliser Ecosia, ce n’est pas seulement chercher sur Internet, c’est financer des arbres.

Aujourd’hui, chaque acte d’achat devient une déclaration de valeurs. Et les marques qui incarnent un futur désirable bénéficient d’une loyauté bien plus forte.

Architectes de société : portraits croisés

  • Mikkel Svane (Zendesk) : dès la création de sa plateforme de relation client, il a inscrit dans la mission la notion d’« aider les entreprises à être plus humaines ». Résultat : une valorisation de plusieurs milliards et une culture interne tournée vers l’inclusion.
  • Lucie Basch (Too Good To Go) : son application de lutte contre le gaspillage alimentaire a séduit des millions d’utilisateurs et convaincu de grandes enseignes d’adopter des pratiques plus responsables.

Ces profils montrent une constante : leur vision dépasse largement la rentabilité immédiate. Ils se positionnent comme bâtisseurs d’un monde différent.

Les limites et les critiques

Bien sûr, cette tendance n’échappe pas aux critiques.

Certains dénoncent un « greenwashing » ou un « social-washing » : des entreprises qui se parent d’un vernis vert ou éthique sans changer leurs pratiques profondes. D’autres rappellent que, malgré leurs discours, les géants de la tech continuent à alimenter des inégalités ou à exploiter des ressources massivement énergivores.

Ces critiques soulignent un point essentiel : pour être crédible, l’impact doit être mesurable, concret et aligné avec l’ensemble du modèle d’affaires. Les clients et les talents ne se laissent plus berner par des slogans.

Vers un nouveau contrat social

Au-delà des effets de mode, une transformation plus profonde semble à l’œuvre. Les entrepreneurs « architectes de société » redessinent le contrat social de l’entreprise.

Ils ne voient plus la société comme un environnement extérieur à leur business, mais comme le cœur de leur mission. L’entreprise devient un acteur politique au sens noble : elle participe à organiser la vie collective, à proposer un avenir commun.

C’est pourquoi certains économistes parlent déjà de « capitalisme sociétal ». Un système où la création de valeur économique et la création de valeur sociale ne s’opposent plus, mais s’imbriquent.

L’héritage comme horizon

L’idée clé derrière ce mouvement est celle de l’héritage. Que laisse-t-on derrière soi ?

Dans les entretiens avec des fondateurs à mission, cette question revient souvent. L’objectif n’est pas seulement de créer une entreprise prospère, mais de transmettre quelque chose de durable : un écosystème préservé, une société plus juste, des modèles éducatifs renouvelés.

Cette quête d’héritage transforme la temporalité. Là où l’entrepreneur traditionnel pense au trimestre suivant, l’architecte de société pense à la génération suivante.

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