En 2025, tout va vite. Trop vite. Les réseaux sociaux imposent leurs cycles de tendances éphémères. Les investisseurs réclament des résultats au trimestre. Les consommateurs passent d’une marque à l’autre au gré des promotions. Dans cet environnement saturé de bruit et d’urgence, parler de patience peut sembler presque provocateur.
Et pourtant, certaines entreprises choisissent une autre voie : l’art du temps long. Elles refusent la course au “toujours plus vite” pour miser sur des fondations solides, parfois invisibles aux yeux du marché. Et à la fin, ce sont souvent elles qui restent debout quand les autres se sont épuisées.
Le temps long, une stratégie contre-intuitive
Dans l’imaginaire collectif, l’entrepreneur qui réussit est celui qui “bouge vite et casse des choses” (move fast and break things), pour reprendre la formule popularisée par Facebook. Les success stories médiatisées valorisent la vitesse, la levée de fonds éclaire l’hypercroissance.
Mais cette vision occulte une réalité moins spectaculaire : les empires durables se construisent rarement dans l’urgence.
Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, répétait à ses équipes : “Nous sommes une entreprise à la vision de plusieurs décennies. Ce que nous faisons aujourd’hui portera ses fruits dans 7 ans, pas 7 mois.” Une philosophie qui a permis à Amazon d’investir massivement dans l’infrastructure logistique et le cloud bien avant que ces paris ne soient rentables.
Cette approche du temps long repose sur un principe simple : accepter de sacrifier des gains immédiats pour maximiser la valeur future. Mais elle demande un courage rare — surtout quand tout autour de soi incite à faire l’inverse.
Cas concret 1 : Patagonia, la patience comme ADN
Fondée en 1973 par Yvon Chouinard, Patagonia est devenue une référence mondiale de l’outdoor… en grande partie grâce à sa lenteur assumée. Plutôt que de lancer des produits à la chaîne, la marque conçoit des vêtements conçus pour durer des années, encourage la réparation plutôt que l’achat neuf et investit dans des matériaux durables, même si cela ralentit la production.
Ce choix aurait pu être suicidaire face à des concurrents plus agressifs. Mais il a construit une loyauté client exceptionnelle et une image de marque inattaquable. Aujourd’hui, Patagonia affiche une rentabilité solide et une croissance stable, sans avoir cédé à la frénésie du court terme.
“La patience est un acte radical dans un monde obsédé par l’instantané”, écrivait Chouinard dans Let My People Go Surfing.
Cas concret 2 : Hermès, l’anti-fast fashion
À l’opposé de l’industrie textile où chaque saison efface la précédente, Hermès cultive un tempo quasi immuable. La maison française forme ses artisans pendant des années avant de leur confier la fabrication d’un sac Kelly ou Birkin. Les listes d’attente peuvent atteindre plusieurs mois — un luxe dans tous les sens du terme.
Ce choix de lenteur, loin de freiner la croissance, a renforcé la désirabilité de la marque. Hermès ne cherche pas à répondre à chaque caprice du marché ; elle façonne la demande à son rythme.
Résultat : une valeur boursière qui a explosé sur la dernière décennie, tout en préservant un héritage artisanal intact.
La pression du court terme : un piège invisible
Si la patience paie à long terme, pourquoi est-elle si rare ? Parce que la pression à livrer vite est omniprésente.
- Les investisseurs veulent voir un retour rapide sur leur capital, souvent au détriment des investissements structurels.
- Les marchés financiers sanctionnent immédiatement les résultats en baisse, même s’ils sont liés à une stratégie d’avenir.
- La culture entrepreneuriale valorise l’exploit éclair plutôt que la persistance silencieuse.
Cette impatience structurelle pousse les dirigeants à prendre des décisions optimisées pour le trimestre… mais destructrices sur la décennie.
Un rapport de McKinsey publié en 2017 estimait que les entreprises “à vision long terme” surperforment les autres de 47 % en chiffre d’affaires cumulé et de 36 % en bénéfice sur 15 ans. Mais elles restent minoritaires, car le court terme parle plus fort.
Cas concret 3 : Nintendo, l’art du cycle long
L’industrie du jeu vidéo est connue pour ses innovations frénétiques. Pourtant, Nintendo s’est toujours démarquée par une approche patiente et prudente. La société japonaise ne sort pas de nouvelles consoles tous les ans : elle attend d’avoir une proposition de valeur claire et différenciante, quitte à subir les critiques temporaires des analystes.
Ce fut le cas avec la Switch, lancée en 2017 alors que beaucoup doutaient de sa pertinence. Huit ans plus tard, elle reste l’une des consoles les plus vendues de l’histoire. Cette longévité est le fruit d’un investissement patient dans le design, l’ergonomie et un catalogue de jeux exclusifs.
Les piliers d’une entreprise patiente
À travers ces exemples, on retrouve plusieurs ingrédients communs :
- Vision claire et durable : les dirigeants savent exactement où ils veulent aller à 10 ou 20 ans.
- Gouvernance alignée : le conseil d’administration et les actionnaires partagent cette vision et acceptent la temporalité longue.
- Investissements invisibles : développement de talents, infrastructure, recherche fondamentale… autant d’éléments qui ne se voient pas dans les bilans trimestriels mais font toute la différence à terme.
- Culture interne solide : la patience n’est pas seulement une stratégie ; elle devient une valeur partagée par les équipes.
Le courage de dire non
Être patient, ce n’est pas être passif. C’est souvent savoir dire non à des opportunités séduisantes mais incohérentes avec la vision à long terme.
Apple, sous la direction de Tim Cook, a refusé de se lancer dans la course aux écrans pliables ou aux gadgets éphémères, préférant concentrer ses efforts sur des produits au cycle de vie long et à la qualité maîtrisée. Cette discipline a permis à l’entreprise de conserver des marges élevées dans un secteur où la guerre des prix fait rage.
“Chaque fois que nous disons non, nous renforçons notre oui”, expliquait Cook à propos de cette philosophie.
Les risques de la patience
Il serait naïf de croire que le temps long est une recette magique. Attendre trop, c’est aussi risquer de manquer des virages stratégiques. La patience devient dangereuse lorsqu’elle se transforme en immobilisme ou en arrogance (“nous avons toujours fait comme ça”).
Kodak en est l’exemple parfait : consciente dès les années 1970 de l’arrivée de la photographie numérique, l’entreprise a choisi de protéger son modèle argentique… trop longtemps. Ici, la lenteur n’a pas été une stratégie, mais un refus de voir la réalité.
Comment résister à la dictature de l’immédiat
Les dirigeants qui veulent ancrer leur entreprise dans le temps long disposent de quelques leviers :
1. Communiquer la vision aux parties prenantes : expliquer aux investisseurs, employés et clients pourquoi certaines décisions ne porteront leurs fruits qu’à long terme.
2. Créer des indicateurs alternatifs : au-delà du chiffre d’affaires trimestriel, suivre des métriques comme la satisfaction client sur plusieurs années, la fidélité des employés, ou la solidité de la chaîne d’approvisionnement.
3. Protéger les projets de long terme : mettre en place des budgets sanctuarisés pour éviter qu’ils ne soient sacrifiés en période de tension financière.
4. Former à la patience : encourager les équipes à raisonner sur des horizons plus larges, via des simulations, des retours d’expérience et des histoires d’entreprise inspirantes.
Cas concret 4 : Lego, la renaissance patiente
Dans les années 2000, Lego traversait une crise profonde. Face à la concurrence des jeux vidéo, le groupe danois a tenté de se diversifier rapidement dans des domaines éloignés de son cœur de métier : parcs d’attractions, vêtements, produits électroniques. Résultat : pertes colossales.
Plutôt que de chercher un “coup” pour sauver l’entreprise, la direction a choisi une reconstruction lente et méthodique : recentrage sur les briques, co-création avec les fans, amélioration progressive de la qualité et de la gamme. Quinze ans plus tard, Lego est redevenue l’une des marques les plus aimées au monde.
La récompense différée
Ce qui distingue les entreprises patientes, c’est qu’elles acceptent de voir leur récompense repoussée. Elles savent que chaque décision prise aujourd’hui est une graine plantée pour demain.
Cette philosophie s’oppose frontalement à la culture du quick win. Mais elle offre un avantage stratégique : lorsque les crises surviennent — et elles surviennent toujours —, ces entreprises disposent de réserves, de réputation et de relations solides pour encaisser le choc.