Le pouvoir des décisions inconfortables

Il y a un paradoxe dans le leadership : si la fonction de dirigeant est associée à la vision, à l’innovation ou encore à la stratégie, elle se joue souvent dans les moments les plus inconfortables. Ce sont les licenciements massifs qu’on préférerait repousser, les ruptures avec des clients historiques qu’on n’ose annoncer, ou encore les pivots stratégiques qui semblent trahir le passé de l’entreprise.

Autant de décisions que la plupart des managers évitent, ou retardent, espérant qu’elles se régleront d’elles-mêmes. Mais l’histoire économique récente montre que les dirigeants capables d’affronter ces choix difficiles, de manière lucide et courageuse, sont souvent ceux qui assurent la survie et la pérennité de leur organisation.

Le biais naturel : éviter l’inconfort à tout prix

Psychologiquement, tout nous pousse à fuir ces décisions. Le Dr Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie et père de la théorie des biais cognitifs, a démontré que nous sommes gouvernés par l’aversion à la perte. Perdre quelque chose (un client, une partie de l’équipe, une ligne de produits) nous affecte bien plus fortement que de gagner l’équivalent en valeur. Résultat : nous préférons souvent maintenir un statu quo bancal plutôt que de trancher.

Ajoutez à cela le biais de statu quo (la tendance à rester dans la situation actuelle, même si elle est médiocre) et la peur du conflit, et vous obtenez l’une des grandes failles du management : l’évitement.

« Le rôle du leader n’est pas de chercher à être aimé, mais de faire ce qui est nécessaire », rappelait déjà l’ancien PDG de General Electric, Jack Welch. Cette phrase résume à elle seule l’essence du courage décisionnel : accepter d’endosser la responsabilité de l’impopularité.

Les trois grandes familles de décisions inconfortables

1/ Licencier pour sauver l’entreprise

Aucun dirigeant ne se lève le matin avec l’envie de licencier. Et pourtant, dans certaines situations, c’est le seul moyen de sauver l’ensemble de l’organisation. En 2013, Satya Nadella, devenu PDG de Microsoft, a dû acter le licenciement de 18 000 salariés, soit 14 % de l’effectif mondial. Cette décision, extrêmement impopulaire, a permis de réorienter l’entreprise vers le cloud et de lui donner une nouvelle dynamique. Dix ans plus tard, Microsoft est redevenu l’un des leaders incontestés du secteur.

À l’inverse, Kodak, incapable de réduire ses effectifs et de réallouer ses ressources à temps, a maintenu artificiellement ses divisions argentiques jusqu’à l’implosion, ratant le virage du numérique.

2/ Rompre avec un client historique

Dans beaucoup d’entreprises B2B, la dépendance à un grand client est une zone de confort dangereuse. La tentation est de tout lui céder, même quand la relation devient toxique. Pourtant, certains dirigeants choisissent de couper le cordon.

C’est ce qu’a fait Hubert Joly, l’ancien PDG de Best Buy, lorsqu’il a repris l’enseigne américaine en difficulté. Plutôt que de rester dépendant de fournisseurs imposant leurs conditions, il a repensé les partenariats, quitte à renoncer à certains accords historiques. Ce pari a permis de redonner du pouvoir à l’entreprise et de la remettre sur une trajectoire de croissance.

3/ Opérer un pivot stratégique radical

Changer de modèle économique, c’est reconnaître que le passé ne garantit plus l’avenir. Netflix a affronté ce choix en 2007, en décidant de basculer du DVD par correspondance vers la vidéo à la demande. Une décision risquée, très contestée à l’époque, qui a fait perdre une partie des abonnés historiques. Mais ce pivot a aussi permis à Netflix de devenir un géant mondial du streaming.

Beaucoup d’entreprises n’osent pas franchir ce pas, par crainte de froisser leurs actionnaires, leurs employés ou leurs clients. Les dirigeants qui réussissent sont ceux qui savent affronter ce moment de vérité.

Le courage décisionnel : une compétence rare

Affronter ces choix ne relève pas seulement de la rationalité économique, mais aussi d’un muscle psychologique : le courage décisionnel.

Ce courage n’est pas inné, mais se construit autour de trois piliers :

  1. La clarté de vision : savoir pourquoi la décision est prise, au service d’un projet plus grand que l’émotion immédiate.
  2. La régulation émotionnelle : accepter la charge affective sans se laisser paralyser.
  3. La capacité de communication : expliquer, incarner et assumer publiquement la décision.

Neurosciences et inconfort : pourquoi notre cerveau rechigne

Les neurosciences éclairent également ce sujet. Lorsque nous sommes confrontés à une décision difficile, l’amygdale (centre des émotions) s’active fortement, déclenchant une réponse de stress. Ce mécanisme biologique incite à éviter la situation.

Mais les recherches montrent aussi que les leaders entraînés à affronter l’inconfort activent davantage leur cortex préfrontal, siège du raisonnement et de la planification. En d’autres termes, il existe une « compétence neurologique » du courage : plus on s’expose volontairement à des situations difficiles, plus on entraîne son cerveau à les gérer.

C’est la raison pour laquelle certains programmes de formation au leadership incluent désormais des simulations de crise ou de négociation difficile : il s’agit de muscler la tolérance à l’inconfort.

Cas pratiques : quand décider dans la douleur sauve l’avenir

Airbnb : suspendre les hôtes pendant la pandémie

En 2020, Brian Chesky, CEO d’Airbnb, a dû trancher dans le vif : face à la pandémie, il a licencié 25 % des effectifs et remboursé des millions de réservations annulées, au détriment des finances à court terme. Ce geste, douloureux mais assumé, a permis de préserver la confiance des clients et des investisseurs. Deux ans plus tard, Airbnb entrait en bourse avec succès.

Apple : couper les branches mortes

À son retour chez Apple en 1997, Steve Jobs a pris une décision radicale : supprimer 70 % de la gamme de produits pour recentrer l’entreprise sur quelques modèles phares. Cette décision a choqué les équipes, mais elle a sauvé Apple de la faillite. L’iMac, puis l’iPod, allaient relancer l’entreprise.

Danone : la rupture assumée avec certains marchés

Emmanuel Faber, lorsqu’il dirigeait Danone, a engagé une transformation profonde vers un modèle plus durable, quitte à se retirer de certaines zones et produits rentables à court terme. Si sa stratégie a suscité de vives critiques, elle a aussi positionné Danone comme pionnier sur les questions de responsabilité sociale et environnementale.

Comment les dirigeants peuvent apprivoiser l’inconfort

D’abord, il faut accepter la solitude inhérente à la décision. Même entouré de conseillers, le leader doit assumer seul le dernier mot.

Ensuite, il faut construire un cadre éthique solide : se référer à des valeurs permet de trancher même dans le flou.

Aussi, la transparence est nécessaire. Les collaborateurs acceptent mieux une décision douloureuse si elle est expliquée et incarnée.

Enfin, il vaut mieux se préparer mentalement les scénarios difficiles : l’anticipation réduit le choc émotionnel.

Un dirigeant français confiait récemment : « Ce n’est pas le licenciement en lui-même qui détruit une entreprise, c’est l’absence d’explication et la brutalité du processus. »

Le prix de l’inaction

Face à la difficulté, beaucoup de dirigeants choisissent de temporiser. Mais l’inaction a un coût. Elle alimente la rumeur, le doute, l’incertitude. Dans certains cas, elle précipite même la chute.

Le cas de Nokia est emblématique. Confrontée à l’émergence de l’iPhone et d’Android, la direction a longtemps hésité à pivoter, par peur d’abandonner son modèle historique. Résultat : une lente érosion jusqu’à la disparition quasi complète de la marque.

À l’inverse, un dirigeant qui tranche tôt, même douloureusement, envoie un signal fort : celui d’une entreprise lucide et capable d’affronter ses défis.

Vers une nouvelle culture du courage en entreprise

La pandémie, les crises économiques et climatiques ont mis en lumière l’importance du courage décisionnel. De plus en plus d’écoles de management enseignent aujourd’hui la psychologie de la décision inconfortable, rappelant que le leadership n’est pas une quête de popularité mais une épreuve de responsabilité.

La psychologue américaine Brené Brown, spécialiste de la vulnérabilité en leadership, le résume ainsi : « La clarté est une forme de bienveillance. Repousser une décision difficile, c’est laisser les autres dans le brouillard. Avoir le courage de trancher, c’est leur offrir un cap. »

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