Et si vos KPI vous empêchaient de voir ce qui compte vraiment ?

Dans l’open space d’une startup florissante ou dans la salle de réunion feutrée d’un comité exécutif, la scène se répète chaque semaine : un écran projetant un tableau de bord, des colonnes de chiffres, des flèches rouges et vertes, et quelques sourcils froncés. Les KPI, ces indicateurs de performance si rassurants, tiennent tout le monde en haleine. Mais si ces chiffres, au lieu de guider votre entreprise vers le succès, étaient en réalité en train de vous aveugler ?

Bienvenue dans le paradoxe de la mesure. Car ce qui est mesuré est souvent ce qui est fait, et ce qui n’est pas mesuré risque tout simplement d’être oublié. Or, pour les dirigeants et créateurs d’entreprise, c’est là que le danger se niche.

Les KPI : bénédiction ou malédiction ?

Ne nous méprenons pas : les KPI sont utiles. Ils permettent de suivre les ventes, de piloter les budgets, d’optimiser les campagnes marketing. Ils donnent des points de repère dans un océan d’incertitudes. Mais leur pouvoir est tel qu’ils finissent parfois par devenir l’objectif en soi – plutôt que des instruments au service d’une vision.

C’est le fameux effet « Goodhart » : lorsqu’un indicateur devient un objectif, il cesse d’être un bon indicateur. Exemple classique : l’obsession pour le chiffre d’affaires mensuel peut pousser une équipe commerciale à brader les prix pour atteindre le quota – au détriment de la rentabilité ou de la satisfaction client. À court terme, le KPI est au vert. À long terme, l’entreprise s’affaiblit.

La tyrannie du tableau de bord

La facilité avec laquelle nous pouvons désormais suivre la moindre métrique – grâce aux CRM, aux outils de BI et à la data en temps réel – a créé une culture du pilotage par les chiffres. Chaque décision doit être justifiée par un « data point ». Résultat : on optimise, on ajuste, on A/B teste… et l’on peut finir par perdre de vue l’essentiel.

Une question simple mais importante se pose : vos KPI traduisent-ils réellement la santé de votre entreprise ou simplement l’efficacité avec laquelle vous suivez un plan figé ?

Parce que le monde change plus vite que vos tableurs. Un produit peut afficher une croissance impressionnante tout en semant les graines d’une crise future (mauvaise expérience utilisateur, churn en hausse). Une équipe peut atteindre ses objectifs trimestriels tout en s’épuisant. Mais tout cela n’apparaît pas dans la colonne « % d’avancement ».

Les angles morts : ce que vos KPI ne vous diront jamais

Les KPI ont un défaut majeur : ils ne capturent que ce que vous avez choisi de mesurer. Ils laissent donc dans l’ombre des dimensions tout aussi vitales :

  • La qualité des relations humaines : culture interne, engagement des équipes, créativité – autant de facteurs décisifs pour la performance, mais difficiles à réduire à un chiffre.
  • L’apprentissage et l’innovation : combien de nouvelles idées ont été testées ? Quelle part d’échec avez-vous toléré ? Ces indicateurs « mous » sont rarement suivis, alors qu’ils déterminent votre capacité à rester compétitif.
  • L’intuition et le sens : l’alignement entre vos choix stratégiques et votre mission. Un KPI peut vous dire que vous vendez plus, mais pas si vous construisez la bonne entreprise.

Ces angles morts peuvent coûter cher. Nombre d’organisations se sont retrouvées piégées dans une course à l’optimisation de métriques qui, en réalité, les éloignaient de leur vision.

Les KPI qui déraillent : quelques exemples frappants

Prenons l’industrie du jeu vidéo. Dans les années 2010, certains studios ont mesuré le succès d’un jeu au temps passé par les joueurs. Résultat : des mécaniques addictives, du contenu répétitif, parfois au détriment de l’expérience qualitative. KPI atteint, réputation écornée.

Autre exemple, celui de certaines plateformes de livraison qui se sont concentrées sur le nombre de livraisons effectuées par heure. Les livreurs ont été poussés à aller toujours plus vite, quitte à prendre des risques pour leur sécurité. KPI au vert, relations sociales au rouge.

Ces cas illustrent un principe simple : un indicateur mal calibré peut créer des comportements pervers.

Vers une approche plus holistique

La solution n’est pas de jeter vos KPI à la poubelle. Elle consiste à les remettre à leur juste place : des outils, pas des totems.

Pour cela, plusieurs pistes s’offrent à vous :

  • Réévaluer régulièrement vos KPI : sont-ils toujours alignés avec vos priorités stratégiques ? N’encouragent-ils pas des comportements contre-productifs ?
  • Introduire des indicateurs qualitatifs : baromètres d’engagement, feedbacks clients ouverts, récits d’innovation. Ce n’est pas parce qu’ils sont moins « propres » qu’ils sont moins précieux.
  • Écouter le terrain : les données quantitatives doivent être complétées par la parole des équipes. Le « pourquoi » derrière un chiffre compte autant que le chiffre lui-même
  • Accepter l’incertitude : tout ne peut pas être mesuré. Laisser une place à l’intuition, à la vision, au jugement humain.

Redonner du sens à vos chiffres

Vos KPI doivent être des alliés, pas des maîtres. Ils doivent éclairer le chemin, pas dicter chaque pas. Cela suppose de réintroduire une part d’humanité dans la gouvernance d’entreprise.

Car ce qui compte vraiment – la culture que vous bâtissez, la confiance que vous inspirez, l’impact que vous créez – dépasse toujours ce qui tient dans un tableau Excel. Les meilleurs dirigeants savent naviguer entre chiffres et sens, données et intuition, métriques et vision.

La prochaine fois que vous serez en réunion face à votre dashboard, posez-vous la question : que manque-t-il ici ? Quelles réalités invisibles se cachent derrière ces courbes ? Osez en parler. Car c’est là, dans ce dialogue entre le mesurable et l’invisible, que se construit la performance durable.

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