La responsabilité politique des entrepreneurs : acteurs économiques ou figures engagées ?

Longtemps perçus comme de simples moteurs de l’économie, les entrepreneurs occupent désormais une place centrale dans les grands débats de société. Face aux urgences environnementales, aux inégalités croissantes ou à la fragilisation des démocraties, leur responsabilité dépasse largement le cadre de leurs bilans comptables. Doivent-ils pour autant sortir de leur réserve et s’engager politiquement ? Jusqu’où va leur devoir moral ? Et à partir de quand devient-il risqué — voire contre-productif — de mêler affaires et convictions ?

Des créateurs de richesse devenus créateurs d’influence

Historiquement, l’entrepreneur est d’abord un acteur économique. Son rôle : produire, innover, embaucher, créer de la valeur. Dans l’imaginaire collectif, il est le bâtisseur d’une croissance qui bénéficie à tous, au prix de ses efforts, de ses risques et de sa capacité à anticiper les besoins du marché.

Mais dans une époque marquée par la globalisation, la financiarisation de l’économie et la montée des crises systémiques, cette définition semble réductrice. Les plus grandes entreprises ont désormais un poids équivalent — voire supérieur — à celui de nombreux États. Jeff Bezos, Elon Musk ou Bernard Arnault influencent des pans entiers de l’économie mondiale, mais aussi les représentations culturelles, les politiques publiques et les débats de société.

Le basculement est donc là : l’entrepreneur n’est plus simplement un acteur économique. Il est aussi, qu’il le veuille ou non, un acteur politique.

Des responsabilités qui ne s’arrêtent pas aux portes de l’entreprise

Crises environnementales, fractures sociales, désinformation massive : le monde est en mutation accélérée. Et chaque entreprise, chaque entrepreneur, contribue à ces mutations, directement ou indirectement.

La question centrale devient alors celle de la responsabilité. À l’heure où les États peinent à répondre seuls aux défis planétaires, la pression monte sur le secteur privé.

  • Responsabilité environnementale : selon une étude de CDP (Carbon Disclosure Project), 100 entreprises sont responsables de plus de 70 % des émissions de gaz à effet de serre depuis 1988. Comment un entrepreneur peut-il rester neutre face à ce constat ?
  • Responsabilité sociale : l’ubérisation du travail, les délocalisations ou les conditions de travail dans certaines chaînes de sous-traitance mettent en lumière l’impact social des choix économiques. Que dire d’un dirigeant qui maximise son profit en précarisant des milliers d’employés ?
  • Responsabilité démocratique : à l’ère des GAFAM, certains entrepreneurs contrôlent les principales plateformes d’information, influencent les opinions publiques, et parfois même les élections. Peut-on continuer à parler de neutralité ?

Ces responsabilités, bien qu’indirectes, sont réelles. Et elles appellent, de plus en plus, à une posture engagée.

L’engagement entrepreneurial 

S’engager, pour un entrepreneur, peut prendre plusieurs formes. Certaines sont discrètes : orientation des investissements, choix de fournisseurs éthiques, bilan carbone rigoureux. D’autres sont plus visibles : déclarations publiques, campagnes de sensibilisation, financement de causes sociétales.

Prenons l’exemple de Yvon Chouinard, fondateur de Patagonia. En 2022, il a fait don de son entreprise à une fondation environnementale, estimant qu’il ne pouvait plus se contenter d’être un acteur vertueux, mais qu’il devait devenir militant. À l’inverse, Elon Musk, en rachetant Twitter (rebaptisé X), a été accusé de laisser proliférer les discours haineux et les fake news, se réclamant d’une liberté d’expression absolue, quitte à déstabiliser l’espace public.

Ces exemples montrent que l’entrepreneur ne peut plus se réfugier derrière la simple gestion de son entreprise. Chaque choix est un signal. Chaque silence, une forme de positionnement.

Rester neutre : une illusion ?

Certains chefs d’entreprise revendiquent encore leur neutralité politique, arguant que leur mission est avant tout économique. Cette position a longtemps prévalu dans les milieux patronaux, où l’on considérait que s’engager revenait à diviser ses clients, à affaiblir son image, voire à se mettre en danger face aux pouvoirs publics.

Mais dans une société ultra-connectée, cette posture est de plus en plus difficile à tenir. Le public (en particulier les jeunes générations) attend des marques et des dirigeants une cohérence, des valeurs, une éthique d’action.

Le mouvement Black Lives Matter, la guerre en Ukraine ou encore la loi sur l’avortement aux États-Unis ont provoqué des prises de parole massives de la part d’entreprises qui, jusque-là, se tenaient à l’écart des sujets politiques. Nike, Ben & Jerry’s ou Airbnb ont publiquement affirmé leurs positions, au risque de perdre une partie de leur clientèle. Mais avec, parfois, un gain considérable de crédibilité et de fidélité auprès d’autres segments du public.

La neutralité, dans ce contexte, apparaît de plus en plus comme une forme d’inaction. Et l’inaction, dans un monde en crise, est un choix politique en soi.

Jusqu’où aller sans tomber dans la récupération ?

Le principal risque d’un entrepreneur engagé, c’est de franchir la ligne entre l’authenticité et le marketing. La récupération opportuniste des causes sociales, est devenu une technique de communication redoutée. Lorsqu’une entreprise affiche un soutien de façade à des causes nobles sans revoir ses pratiques internes, elle s’expose à des accusations d’hypocrisie.

Les consommateurs sont de plus en plus vigilants. Ils scrutent les incohérences, dénoncent les postures superficielles et récompensent les actions sincères. L’engagement doit donc être incarné, cohérent et mesurable. Un entrepreneur qui se veut écologiste ne peut pas ignorer l’impact de sa chaîne logistique. Un patron qui défend l’égalité ne peut tolérer des écarts de salaires injustifiés au sein de son entreprise.

L’engagement politique ne peut pas être un vernis. Il doit être une ligne directrice, quitte à bousculer les habitudes.

L’entrepreneur, un citoyen comme les autres ?

Au fond, la question de l’engagement politique de l’entrepreneur renvoie à une interrogation plus vaste : qu’est-ce qu’être un citoyen, aujourd’hui ?

Peut-on cloisonner sa vie privée, ses convictions personnelles et ses responsabilités professionnelles ? Peut-on diriger une entreprise comme une entité isolée du reste du monde ?

Pour beaucoup de penseurs contemporains, la réponse est non. L’entrepreneur est un citoyen à responsabilité élargie. Il bénéficie d’une position d’influence, de moyens d’action importants, d’un pouvoir de décision rare. Cette position lui confère non seulement une liberté, mais aussi un devoir.

Un devoir de cohérence, d’impact positif, de vision à long terme. Un devoir de participer à la vie de la cité, non pour imposer ses vues, mais pour contribuer au bien commun.

Vers un nouveau contrat social entrepreneurial ?

Le capitalisme, dans sa version classique, reposait sur une promesse : celle de la croissance partagée, de la prospérité pour tous. Or, les dérives des dernières décennies ont mis à mal ce contrat implicite. Les inégalités explosent, les ressources naturelles s’épuisent, les démocraties vacillent. Face à cela, de plus en plus d’économistes, de sociologues et d’acteurs de terrain plaident pour un renouveau du rôle de l’entreprise.

C’est le sens des mouvements comme l’économie régénérative, les entreprises à mission ou le capitalisme responsable. Il ne s’agit pas d’en finir avec l’entreprise privée, mais de lui redonner un cap : celui de l’utilité collective.

Dans ce nouveau paradigme, l’entrepreneur n’est plus un simple gestionnaire de ressources. Il devient un acteur du changement, un relais de transition, un pont entre économie, société et politique.

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